La « smart city » dessine une ville à plusieurs vitesses, constate Valérie Peugeot, membre de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), chercheuse à Orange et présidente de l’association ­Vecam (Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia, crée en 1995), think tank citoyen qui met en débat les questions politiques et sociales liées au numérique. Elle alerte sur les difficultés liées à la dématérialisation des services urbains et appelle à une politique publique volontaire pour former des citoyens, de façon à ne pas laisser les plates-formes dicter leur loi.

On parle beaucoup de villes intelligentes qui mettraient le développement numérique au service de la mobilité, d’une consommation plus rationnelle de l’énergie, d’une démocratie plus participative… Cette ville numérisée profite-t-elle à tous ?

Valérie Peugeot : Pour le moment, la smart city dessine une ville à plusieurs vitesses, car elle est souvent construite à partir d’une vision techno-déterministe : on se pose la question du numérique avant de réfléchir à une politique des problématiques urbaines. Il faudrait faire l’inverse : d’abord penser aux discontinuités territoriales entre le centre et les banlieues, à la transition écologique, aux populations fragiles… Et ensuite se demander quel rôle peut jouer le numérique pour favoriser une ville inclusive.

Quelles sont les conséquences de ces choix ?

Cela accroît les risques d’exclusion de certains publics, engendrés par la dématérialisation des services urbains et des démarches administratives. Pour la plupart des usagers, le tout numérique est synonyme de simplification et de gain de temps. Mais pour les personnes en grande précarité, même lorsqu’elles sont équipées d’un ordinateur ou d’un smartphone, c’est souvent la double peine, car l’usage de ces services dématérialisés nécessite un bagage cognitif, une sociabilité.

Le problème se limite-t-il aux personnes en grande précarité ?

Non. Les enjeux d’inclusion numérique concernent l’ensemble de la population. Chaque avancée technologique repose la question d’une forme de marginalisation liée à une difficulté, à une souffrance dans l’usage. On peut savoir aujourd’hui échanger par e-mail, acheter en ligne, et demain avoir du mal à se servir de son dossier médical partagé. Sans compter qu’on peut être à l’aise dans certains usages et moins dans d’autres. Les failles ne sont pas toujours là où on les attend. Les personnes âgées, par exemple, sont loin d’être toutes démunies. Un homme ex-cadre qui a eu une secrétaire se retrouve, une fois à la retraite, moins à l’aise qu’une femme restée au foyer qui utilise de longue date les outils numériques pour gérer la vie de la famille, tisser des sociabilités.

Que faire pour éviter ces fractures ?

Je n’aime pas utiliser le terme de « fracture numérique », souvent associé aux enjeux d’infrastructures. Il y a encore des problèmes d’équipement, ne les négligeons pas. Mais l’enjeu est plutôt l’accès aux savoirs : comment donner à tous les moyens d’être un citoyen actif dans la société de l’information. Et pour cela, il faut une mobilisation en faveur de la médiation numérique.

Quels sont les leviers de cette mobilisation ?

Nous avons besoin d’un tissu d’associations capables d’accompagner ceux qui en ont besoin. Au début des années 2000 ont été créés les espaces publics numériques. Or ce réseau qui dépend essentiellement des collectivités locales est en train d’être détricoté. Les administrations doivent elles aussi devenir des lieux de médiation numérique, afin d’apprendre à leurs usagers à gérer leurs droits sur Internet. Nous avons également besoin de dispositifs pour financer cet accompagnement, comme par exemple le « chèque culture numérique pour tous » lancé en 2017 par Médias-Cité, un acteur bordelais, sur le modèle des titres-restaurant.

Que pensez-vous de la stratégie gouvernementale, pilotée par l’Agence du numérique, qui vise à développer cette médiation numérique ?

Cette démarche est très importante et j’espère qu’elle va aboutir. Mais j’attends de voir les résultats de la concertation en cours, car cela fait vingt ans qu’on crie dans le désert sans qu’une décision soit prise. La difficulté, c’est que la majorité des élus des collectivités territoriales ne voient pas le problème et restent obsédés par la question des infrastructures. Et dans ce domaine, la loi pour une République numérique d’octobre 2016 est seulement incitative, elle n’oblige pas les collectivités territoriales à faire de la médiation numérique. On a besoin d’une vraie politique de service public. S’il existait une offre suffisante de formation dans les territoires et les administrations, on n’aurait pas besoin de faire appel à des entreprises de l’économie numérique qui risquent de rendre les gens dépendants de leurs services et surtout qui ne leur apprennent pas à protéger leur vie privée en choisissant des outils plus respectueux de leurs données.

A quelles conditions les citoyens peuvent-il devenir acteurs et non pas seulement consommateurs de la société numérique ?

Le passage d’un usage de consommateur à un usage de citoyen reste encore à construire. Des expérimentations se mettent en place pour associer les habitants à la production d’informations sur leur ville, par exemple dans le domaine de la pollution, comme à Rennes avec Ambassadair. Les habitants deviennent coproducteurs d’informations sur la qualité de l’air pour répondre à une problématique écologique. Ce type de projet est aussi un levier de prise de conscience et éventuellement de changement des pratiques.

Dans quelle mesure de telles initiatives réduisent-elles les inégalités urbaines ?

Ces initiatives éduquent à la maîtrise de la donnée. Elles permettent d’associer l’individu au fonctionnement de l’algorithme. C’est une démarche essentielle que de rendre transparent, ou au moins explicable, l’outil qui utilise vos données et sur lequel peuvent s’appuyer des politiques publiques. Comprendre que pour mesurer le niveau de pollution, l’algorithme va croiser les données d’une dizaine de capteurs dans la ville avec celles de la météo et de la circulation automobile, afin d’établir une projection de la pollution de l’air, et éventuellement décider d’une circulation alternée.

Quelles sont les villes les plus avancées dans ce domaine ?

La ville de Barcelone a créé un projet européen de partage des données urbaines, Decode, afin que les habitants soient directement associés aux données qu’ils produisent. Ce projet s’intègre dans un dispositif global de démocratie participative. En France aussi des initiatives vont dans ce sens, comme à Brest, ville modèle sur ce sujet, ou à Grenoble.

L’économie de plates-formes génère de nouveaux emplois dans les villes, mais ceux-ci sont souvent précaires. Comment lutter contre ces nouvelles inégalités ?

L’arrivée d’Uber en ville a eu un double effet : elle a participé à détricoter notre système de protection sociale ; mais elle a aussi permis à des personnes souvent exclues du marché de l’emploi de trouver une activité rémunératrice. La cartographie des chauffeurs Uber de la région parisienne montre qu’ils habitent majoritairement dans la Seine-Saint-Denis. C’est une visualisation extraordinaire de la fracture territoriale liée à l’emploi. Uber et les services analogues, de type Deliveroo, sont des révélateurs du dysfonctionnement du marché de l’emploi, les miroirs réfléchissants des failles de notre société, qui devraient conduire à un surinvestissement des politiques publiques de l’emploi sur la base de cette cartographie. Or c’est l’inverse qui se produit. La loi oblige maintenant les conducteurs à passer un examen de chauffeur VTC. Des personnes qui sont d’excellents chauffeurs restent sur le carreau. On pourrait imaginer un accompagnement, par le biais de chèques de remise à niveau pour les chauffeurs qui n’ont pas réussi l’examen, afin qu’ils puissent le repasser dans de bonnes conditions.

Comment les données peuvent-elles être utilisées pour réduire les inégalités ?

Avec la mutualisation des fichiers dans les services publics, les administrations mettent en place des algorithmes pour débusquer les tricheurs aux droits sociaux. Il est légitime de vouloir éviter la triche. Mais à l’inverse, le même outil n’est pas pensé pour rechercher les gens n’ayant pas recours à leurs droits élémentaires. La data ne doit pas devenir un outil au service de la chasse aux pauvres. Pourquoi ne fait-on pas tourner les algorithmes dans les deux sens ? Près de la moitié de ceux qui ont droit au revenu de solidarité active (RSA) ne le demandent pas, selon l’observatoire du non-recours aux droits.

L’ouverture des données peut-elle jouer un rôle pour réduire les inégalités ?

L’open data va mettre au jour les inégalités en matière de services publics. On peut déjà comparer le temps nécessaire pour rejoindre un tribunal ou un hôpital, le nombre de médecins par rapport à la densité de population. Ces données aident les élus à mettre en œuvre les politiques publiques et les choix d’investissement. Ouvertes à tous, elles vont permettre à des collectifs de citoyens de peser sur ces choix.

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