Tribune. Les résultats du premier scrutin municipal libre et concurrentiel depuis l’indépendance de la Tunisie (en 1956), qui s’est tenu le 6 mai, auront valeur de test pour les deux principaux partis de la coalition au pouvoir depuis 2014, Nidaa Tounès (nationaliste) et Ennahda (islamiste), et pour leur stratégie d’alliance gouvernementale et parlementaire. Un désaveu ou un trop grand déséquilibre entre les deux inaugurerait une nouvelle période d’instabilité politique, en amont des élections législatives et présidentielle de 2019. Or, pour faire face aux menaces qui pèsent sur sa transition démocratique, le pays a besoin de renforcer son consensus politique et de l’élargir au domaine économique.

Même si le citoyen ordinaire s’est peu passionné pour la campagne électorale – le taux de participation n’a été que de 33,7 % –, exprimant sa défiance grandissante à l’égard de la classe politique, ce scrutin demeure fondamental sur bien des aspects. Son enjeu réside moins dans la désignation de près de 7 300 conseillers municipaux que dans la recomposition politique nationale qu’engendrerait un vote sanction contre Nidaa Tounès et Ennahda au profit des listes « indépendantes », doublé d’un faible score de Nidaa Tounès.

Le spectre d’une hégémonie

En effet, si le parti islamiste peut se targuer de disposer d’un réservoir important de fidèles militants, c’est loin d’être le cas de Nidaa Tounès, construit sur le tard et affaibli par ses conflits internes. Une mauvaise performance électorale relative de ce dernier risquerait d’accroître de manière sensible les tensions politiques.

Tout d’abord, si une partie de ces listes « indépendantes » est composée de militants et de sympathisants de Nidaa Tounès, d’Ennahda ou de jeunes « révolutionnaires » issus du soulèvement de janvier 2011, une autre réunit d’ex-responsables locaux du parti de l’ancien régime dissous en 2011, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Beaucoup de ces « RCDistes » avaient rejoint Nidaa Tounès en 2013-2014, alors que la formation se positionnait en héritière du courant « destourien » – lequel revendique l’héritage du premier président de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba –, mais en ont été écartés au fil de ses querelles intestines.

En cas de percée au sein des conseils municipaux, ces « RCDistes » pourraient de nouveau renforcer les rangs de Nidaa Tounès dans le cadre de la préparation des prochains rendez-vous électoraux. En échange de leur contribution, ils demanderaient l’éviction de plusieurs membres de l’actuelle direction nationale du parti, à laquelle appartient notamment Hafedh Béji Caïd Essebsi, le fils du président Essebsi, qu’ils estiment responsables de sa crise endémique. Ceci engendrerait de fortes tensions internes qui rejailliraient sur la scène politique nationale et locale.

En outre, un score trop élevé d’Ennahda par rapport à Nidaa Tounès augmenterait de manière sensible le pouvoir de négociation du parti islamiste au sein de l’alliance gouvernementale. Ceci ressusciterait le spectre d’une hégémonie « Frères musulmans » dans un contexte de polarisation régionale autour de la question de « l’islam politique » et des pays qui le soutiennent, comme le Qatar ou la Turquie, et stimulerait les forces politiques les plus hostiles à l’alliance entre islamistes et nationalistes.

Véritable confrontation

Enfin, un faible score de Nidaa Tounès affaiblirait politiquement le président de la République et le chef du gouvernement, Youssef Chahed, lequel a fait campagne au profit de cette formation. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la principale centrale syndicale, encouragée dans ses revendications salariales par l’éventuel revers électoral de ce parti, rouvrirait les hostilités, demandant, comme son secrétaire général l’a affirmé il y a peu, un remaniement ministériel profond voire « le changement du capitaine du navire ». Avec un Fonds monétaire international (FMI) décidé à ne plus jouer le jeu de « l’exception tunisienne » et fermement opposé à toute augmentation de la masse salariale – laquelle pèse près de la moitié du budget de l’Etat –, l’épreuve de force pourrait se changer en véritable confrontation.

Néanmoins, les dirigeants de Nidaa Tounès et d’Ennahda ont prévu ces scénarios pessimistes et l’arrangement entre les deux partis, déjà à l’œuvre, pourrait se poursuivre. En amont, des militants d’Ennahda ont fait campagne pour Nidaa Tounès dans certaines localités et les négociations sur la composition des futurs conseils municipaux ont commencé. En aval, la désignation des maires parmi les têtes de listes élues sera l’occasion pour ces deux formations de mettre à l’épreuve leur coalition : isoler les listes véritablement « indépendantes » et se partager la direction des grands centres urbains (Tunis, Sfax, Sousse, Kairouan) afin d’élargir leurs réseaux clientélistes en prévision des scrutins de 2019.

De l’équilibre entre ces deux forces politiques dépend la négociation sur des dossiers clés de la transition démocratique, comme la composition de la future Cour constitutionnelle, les modalités de la poursuite de la justice transitionnelle ou l’éventuel changement de la loi électorale dans le cadre des scrutins législatifs et présidentiel de 2019. Un Nidaa Tounès affaibli sur le plan électoral serait tenté d’adopter une attitude plus agressive à l’égard de son partenaire concurrent, Ennahda, en récupérant la frange du courant « destourien » qui abhorre le pacte actuel avec le parti islamiste.

Un jeu stérile

Le scénario d’une abstention modérée et d’un score honorable et équilibré de ces deux partis – option qui ne semble a priori pas se confirmer – aurait permis de maintenir la stabilité au risque, à moyen terme, de creuser davantage le fossé entre citoyens et élites politiques, lesquelles sont perçues comme responsables de la montée de la corruption, de la baisse du pouvoir d’achat et de la dégradation des services publics.

A l’inverse, un choc électoral encourageant la recomposition du paysage politique national redonnerait espoir à nombre d’habitants des municipalités déshéritées. Ceux-ci affirment, en effet, que l’establishment actuel est impuissant face aux défis économiques et sociaux : désenclavement des gouvernorats de l’intérieur du pays, déblocage des projets de développement, intégration d’une partie du secteur informel dans le secteur formel, émergence d’élites locales issues des régions marginalisées, etc. Mais, dans le même temps, ce choc électoral pousserait la Tunisie vers l’inconnu.

Quant au scénario d’une victoire des listes « indépendantes » non contrôlées par Nidaa Tounès et Ennahda, et d’un vote sanction à l’égard des partis, notamment Nidaa Tounès, il ne peut être écarté. La politique ne passionne plus. La majorité de la population assimile les joutes partisanes à un jeu stérile. Elle semble tout autant désillusionnée des promesses engendrées par le « printemps arabe » que nostalgique d’un Etat fort que la chute de l’ancien régime et l’égocentrisme des politiciens lui auraient fait perdre.

Démocratie atone et fragilisée

La tenue de ces élections municipales montre une fois de plus le paradoxe du succès relatif de la Tunisie par rapport aux autres pays touchés par le « printemps arabe » : démocratie, oui, mais atone et fragilisée par le marasme économique et la perspective de l’ébranlement de l’un des piliers de la coalition au pouvoir. Cette contradiction pourrait s’exacerber à l’issue des rendez-vous électoraux de 2019. Car le consensus politique cache un conflit économique profond qui a pour enjeu l’accaparement des postes clés de l’administration permettant de contrôler l’accès au financement bancaire et à l’économie formelle.

Comme nous l’avons montré, il y a un an, ce compromis a peu de sens tant qu’il n’est pas étendu aux acteurs économiques les plus influents du secteur formel et informel afin de faciliter les réformes visant à ouvrir l’accès au crédit et à l’entreprenariat à davantage de Tunisiens et donc à favoriser la création de richesses.

Pourra-t-il s’accommoder d’une nouvelle phase de polarisation politique sur fond de dégradation des fondamentaux macroéconomiques ? La probabilité d’une rechute dans une gouvernance autoritaire dépend peut-être de la réponse à cette question.

Michael Béchir Ayari est analyste principal d’International Crisis Group (ICG) pour la Tunisie.
Issandr El Amrani est directeur du projet d’ICG pour l’Afrique du Nord.