Des supporters de Nikol Pachinian, le 8 mai, à Erevan. / SERGEI GAPON / AFP

L’Arménie se dirige-t-elle vers une sortie de crise ? Après plus de trois semaines de troubles ayant entraîné la démission de Serge Sarkissian, le leader de l’opposition Nikol Pachinian a été élu premier ministre par les parlementaires, mardi 8 mai.

« Héros » de ce mouvement de protestation, M. Pachinian assurait lundi avoir « 95 % » de chances de l’emporter, une semaine après un premier échec qui avait entraîné une grève générale de plusieurs heures dans tout le pays. Retour sur cette « révolution de velours » qui a agité l’Arménie, petit pays du Caucase de trois millions d’habitants.

  • 17 avril : Sarkissian élu premier ministre, des milliers de manifestants dans la rue

Début avril, le Parti républicain de Serge Sarkissian remporte les élections législatives et conserve sa majorité au Parlement. Un scrutin contesté par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui dénonce des irrégularités et notamment « des achats de vote et des actes d’intimidation des électeurs ». Dès le 13 avril, des mouvements de contestation émergent. Ils deviendront encore plus importants à partir du 17 avril, jour où M. Sarkissian – président de 2008 à 2018 –, est élu premier ministre par le Parlement.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2015, qui a transformé l’Arménie en république parlementaire, le pouvoir exécutif réel est désormais entre les mains du premier ministre. Pour l’opposition, ce changement de la Constitution avait uniquement pour but de maintenir au pouvoir M. Sarkissian.

La manœuvre du dirigeant arménien (réputé prorusse), qui n’est pas sans rappeler celle de Vladimir Poutine échangeant les rôles, de 2008 à 2012, avec son premier ministre Dmitri Medvedev, provoque la colère d’une partie de la population « Sarkissian veut rester au pouvoir éternellement », assure alors un opposant du parti Héritage, Raffi Hovannissian.

Dès le résultat connu, des dizaines de milliers de personnes manifestent dans tout le pays, à l’appel du leader de l’opposition et député Nikol Pachinian. Dans la capitale, Erevan, les manifestants bloquent l’accès aux principales rues, au ministère des affaires étrangères, ou encore au service des impôts.

  • 22 avril : Pachinian interpellé, des militaires rejoignent les manifestants

Manifestation contre le premier ministre en Arménie, près de 200 personnes interpellées
Durée : 00:53

Alors que le mouvement ne faiblit pas dans la rue, les deux adversaires, MM. Sarkissian et Pachinian, se retrouvent le 22 avril pour une brève entrevue dans un grand hôtel d’Erevan. Mais la discussion tourne court.

« Je suis venu ici pour discuter des termes de votre démission et des conditions d’une transition pacifique et sans heurt du pouvoir », lance d’emblée Nikol Pachinian. « Les enseignements du 1er mars n’ont pas été tirés », menace alors le premier ministre, dans une référence aux événements de 2008. Cette année-là, au moment où M. Sarkissian parvenait au pouvoir dès le premier tour de la présidentielle, dix personnes avaient été tuées lors de violents affrontements avec la police. Le jour de la rencontre entre les deux opposants, le ministère de l’intérieur fait d’ailleurs savoir, dans un communiqué, que les forces antiémeutes étaient autorisées « à recourir à la force ».

« Personne n’a osé et n’osera nous tenir un langage de menaces. Je vous le dis : vous ne comprenez pas la situation qui règne dans le pays. Elle est différente de celle que vous connaissiez il y a 15-20 jours […]. Le pouvoir est passé entre les mains du peuple », riposte alors le député de l’opposition qui avait été l’un des meneurs des manifestations de 2008. Quelques instants plus tard, M. Pachinian, qui prône désormais une « révolution de velours » est interpellé par la police, ainsi que 200 manifestants.

Mais le lendemain, le 23 avril, près de 200 militaires en tenue, rejoignent les protestataires dans la rue. Un tournant dans le mouvement de contestation.

  • 23 avril : Serge Sarkissian démissionne, la rue exulte

Et soudain c’est l’explosion de joie dans les rues d’Erevan. Après une dizaine de jours de manifestations massives, Serge Sarkissian annonce son départ le 23 avril dans la soirée : « J’abandonne la direction du pays. » La présence inattendue des militaires avec les manifestants a précipité cette démission surprise. « Nikol Pachinian avait raison. Et moi, je me suis trompé », reconnaît M. Sarkissian.

Sur la place de la République, au cœur d’Erevan, où se trouve le siège du gouvernement, des milliers de personnes se réunissent, brandissant des drapeaux arméniens, s’embrassant et dansant. Dans plusieurs quartiers de la capitale, les propriétaires de petits commerces installent des tables dans la rue et ouvrent des bouteilles de vin, invitant les passants à boire un verre à l’avenir du pays.

Alors que Karen Karapetian, proche de M. Sarkissian, est nommé premier ministre par interim, M. Pachinian chef de file de la contestation, demande à rencontrer le nouveau chef du gouvernement et se dit prêt à gouverner.

  • 1er mai : Pachinian échoue à se faire élire, il appelle à « un blocage total » du pays

L’opposant Nikol Pachinian lors de son discours dans le parlement arménien avant les elections du premier ministre, le 1er mai. / OLGA KRAVETS POUR LE MONDE

Bien que M. Sarkissian soit parti du pouvoir, les manifestants ne relâchent pas la pression dans les rues d’Erevan : ils réclament une passation de pouvoir pacifique et des législatives anticipées.

Mais le 1er mai, le retournement de situation est total. Après plusieurs heures de débat au Parlement, les élus rejettent la candidature de l’opposant Nikol Pachinian pour le poste de premier ministre.

Ce dernier avait promis quelques heures plus tôt un « tsunami politique » s’il n’était pas élu. Il n’y a pas manqué : peu après le rejet de sa candidature, il appelle au « blocage total » des routes, trains et aéroports dans le pays, dès le lendemain. S’adressant à ses dizaines de milliers de partisans réunis au centre d’Erevan, la capitale, il les appelle à « la désobéissance civile ».

Mais dès le 2 mai, l’ancien journaliste appelle ses partisans à mettre fin aux manifestations. Il affirme avoir obtenu le soutien des quatre forces politiques présentes au Parlement pour son élection au poste de premier ministre le 8 mai. Et cette fois-ci, aucun coup de théâtre ne survient. Réuni en séance extraordinaire mardi matin, le Parlement arménien élit M. Pachinian au poste de premier ministre, mettant un terme à la « révolution de velours ».

Sur l’Arménie, lire les tribunes

Dans une tribune au Monde, « Les Arméniens n’ont plus peur », Levon Abrahamian, professeur d’anthropologie politique à Erevan, estime que la société civile a pris son destin en main – même s’il reste des défis à surmonter.

Pour le politologue Hrand Mikaelian, « Serge Sarkissian a tout fait pour dépolitiser la société » et la démission du premier ministre et ancien président de la République arménienne (2008-2018) ne signifie pas la chute intégrale de son régime.

Cette « transition politique » s’est faite « sans bouleversement géopolitique », affirme Richard Giragosian, directeur d’un think tank indépendant à Erevan, pour qui à aucun moment la géopolitique n’est entrée en jeu, même si Moscou cherche un moyen de conserver la main.

De son côté, l’éditorialiste Hagop Badalian estime que, pour l’instant, « le mouvement ne menace pas la “paix” avec l’Azerbaïdjan », alors que les deux pays sont en conflit depuis 1988 à propos de la province du Haut-Karabakh.

Vous pouvez également retrouver l’analyse de notre journaliste, Gaïdz Minassian : « Sortir du postsoviétisme ? »