Les cinéastes Cristina Gallego et Ciro Guerra au pavillon Les cinémas du monde du Village international (côté plage du Majestic), à Cannes, le 8 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Quinzaine des réalisateurs – film d’ouverture

Trois ans après L’Etreinte du serpent (2015) et sa somptueuse descente sous psychotrope sur le fleuve Amazone, dont le cours ­remontait celui de l’histoire ­coloniale, le cinéaste colombien Ciro Guerra revient à Cannes. Son quatrième long-métrage, cosigné avec son épouse et productrice Cristina Gallego, fait ainsi l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs.

Les Oiseaux de passage prennent le parti culotté de retracer la naissance et le développement d’un empire de narcotrafiquants, en l’enracinant dans les mythes et les structures claniques des tribus Wayuu, de la pointe nord de la Colombie, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980.

Commencé comme une fiction anthropologique en dialecte indigène, le film s’érige peu à peu en une sorte Scarface colombien, ­reprenant à son compte les codes du film de gangsters, plus précisément le schéma moral et scorsésien du « rise & fall » (« grandeur et décadence ») caractéristique du genre.

Scénario de ­démesure

Rafa, jeune homme froid et ­déterminé, revient dans son ­village de bergers wayuu, pour demander la main de sa cousine. L’oncle et la tante, les chefs du clan, lui réclament une dot exorbitante en échange de leur fille. Rafa se lance avec un ­complice allogène, dans le commerce illicite de marijuana, à destination des touristes américains puis en exportation directe vers les Etats-Unis.

Les affaires prennent de l’ampleur, Rafa fait le vide autour de lui et renforce sa ­position au sein du clan, devenu riche et puissant grâce à lui. Mais Leonidas, petit-fils gâté, au comportement de chien fou, se rend responsable d’un grave affront auprès d’un parrain voisin, ­patriarche d’une famille wayuu rivale. Les relations ne tardent pas à s’envenimer et la guerre à être déclarée.

On reconnaît le scénario de ­démesure, l’hybris tragique, qui préside d’ordinaire aux mises en scène de la pègre. Mais le film doit son originalité à sa ­tentative de ­replonger cette « histoire de la violence » dans l’imaginaire d’un folklore vernaculaire, empreint de croyances légendaires.

Coutumes et croyances

Deux logiques apparaissent alors à l’œuvre et s’affrontent. Celle rationnelle des intérêts particuliers (l’argent et le pouvoir), que Cristina Gallego et Ciro Guerra ont l’intelligence de traiter de manière elliptique, l’évolution de la famille se constatant par-delà les coupes, dans les trous du récit. Mais aussi celle ­irrationnelle des coutumes et des croyances imbibant le tout, qu’il s’agisse des rêves de la jeune épouse, gonflés d’augures menaçants, des rites ou des interdits qui régulent les usages de la communauté.

Gangstérisme et anthropologie se rejoignent dans le tronc commun de la famille, cette entité mythologique qui concentre les motifs ­universels de la pureté et des ­origines. Et il faut sans doute voir, dans le personnage de la mère, véritable chef du clan, la stature antique d’une Clytemnestre ou d’une Médée.

Dire que la greffe prend tout à fait serait pourtant exagéré. La mise en scène, d’un sérieux à toute épreuve, penche vers une forme de sévérité distante, implacable jusque dans le jeu « à froid » des comédiens (Rafa reste un personnage opaque et impénétrable) et la construction programmatique (le récit découpé en chapitres numérotés). Cerné par le surnaturel, la magie, les visions, le film ne se laisse que rarement posséder par leurs puissances, hormis quelques songes désignés comme tels.

Le film est jusqu’au bout scindé entre la réalité et l’imaginaire, entre la Colombie des indigènes et l’Amérique du film de gangsters

Parti pris pragmatique d’autant plus étonnant qu’on entrevoit par moments quel ­magnifique « film en transe » Les Oiseaux de passage auraient pu être, s’ils avaient accompli ­jusqu’au bout leur vœu syncrétique. Notamment lors de cette scène de la danse prénuptiale, où l’étoffe rouge et ruisselante de la jeune fille envahit l’écran comme une extension d’elle-même, avant qu’elle n’entame une course circulaire endiablée avec ses prétendants. Alors, le talent de Gallego et Guerra éclate, vibrant d’une énergie rituelle qui semble venir de la nuit des temps.

Les cinéastes Cristina Gallego et Ciro Guerra au pavillon Les cinémas du monde du Village international (côté plage du Majestic), à Cannes, le 8 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Les Oiseaux de passage n’en ­demeurent pas moins un film impressionnant, habité, stimulant, mais jusqu’au bout scindé entre sa spécificité locale et le genre exogène dont il se drape, entre la réalité et l’imaginaire, entre la Colombie des indigènes et l’Amérique du film de gangsters – et accessoirement du prochain film en préparation de Ciro Guerra, Waiting for the ­Barbarians, avec Mark Rylance et Robert Pattinson en têtes ­d’affiche. Les pieds ici, la tête là-bas, on se demande : où est le cœur ?

Trailer de Pájaros de verano — Birds of Passage subtitulado en inglés (HD)
Durée : 02:07

Film colombien, mexicain, danois et français de Cristina Gallego et Ciro Guerra. Avec Carmina Martínez, Natalia Reyes, José Acosta (2 h 05). Sortie en salle prochainement. Sur le Web : diaphana.fr/film/les-oiseaux-de-passage