« La lutte continue ». Sérigraphie 59,9 x 42,8 cm. Collection Laurent Storch, en vente aux enchères chez Artcurial. / Collection Laurent Storch

Les commémorations de Mai 68 suscitent l’effervescence… Peut-être autant que les ventes aux enchères qui dispersent depuis quelques semaines les ­affiches créées par les étudiants mobilisés voilà tout juste cinquante ans. L’étude de Melun, sous la houlette de Me Matthias Jakobowicz, a ainsi ouvert le feu avec une petite sélection début février. L’affiche « Continuons la grève, le capital se meurt », par l’Atelier populaire, a été adjugée 270 euros, et une version de « Nous sommes tous des juifs et des Allemands » a trouvé preneur pour 1 500 euros.

Une collection très complète

La maison parisienne Artcurial répliquait le 13 mars avec une vente très complète issue d’une collection privée, celle de Laurent Storch. Le producteur de télévision et de cinéma déclarait avoir « réuni à peu près toutes les affiches existantes de cette période. Je les ai trouvées sur eBay, chez des marchands, ou encore par des personnes qui les avaient conservées, y compris du côté des CRS… Certaines sont assez courantes, mais il y en a une cinquantaine qu’on ne trouvera plus ». Le résultat de cette vente a montré l’intérêt des ­enchérisseurs : 161 291 euros adjugés au total, avec 60 % des lots ayant trouvé acquéreur. Le record est ­détenu par « La beauté est dans la rue », partie à 3 380 euros. Une ­affiche rare à ­double titre : c’est l’une des seules à représenter une femme (qui lance un pavé), et elle n’a pas été éditée à ­Paris mais à Montpellier. La prochaine étude à se lancer est De Baecque et ­associés, qui mettra en vente, le 15 mai à Drouot, une sélection de 250 affiches différentes.

« La beauté est dans la rue ». Sérigraphie 65x47.5 cm. Collection Laurent Storch, aux enchères chez Artcurial le 13 mars et adjugée 3 380 euros, record de la vente. / Collection Laurent Storch

Graphiquement simples, monocolores, ces affiches placardées en majorité sur les murs de Paris ­durant quelques semaines entre mai et juin 1968 ont durablement marqué les esprits, ce qui explique leur succès actuel sur le marché des ventes aux enchères. Il en existe environ 500 différentes, avec pour certaines des variantes dans le slogan ou la couleur utilisée. Les tirages ont été compris entre 1 000 et 2 000 exemplaires selon les modèles. La majorité est en effet en sérigraphie, une ­méthode simple, facile à utiliser pour des néophytes, mais qui ne permet pas des tirages aussi ­importants que l’offset.

Les étudiants préfèraient renouveler tous les jours le message plutôt que d’imprimer plusieurs fois la même composition

De toutes les façons, les étudiants préfèrent renouveler tous les jours le message plutôt que d’imprimer plusieurs fois la même composition. Ils réagissent ainsi en temps réel aux derniers événements : « Nous sommes tous indésirables » (vendue 1 040 euros chez Artcurial), avec le portrait de Daniel Cohn-Bendit dessiné par Bernard Rancillac, au moment où le leadeur est interdit de séjour, « La lutte continue » avec un poing levé au bout d’une cheminée d’usine après les accords de Grenelle (vendue 715 euros chez Artcurial), « Sois jeune et tais-toi » montrant un jeune, bâillonné par le général de Gaulle au moment où le ­gouvernement organise de nouvelles élections à la fin du mois de juin, sans abaisser l’âge du droit de vote (vendue 715 euros chez Artcurial).

« Sois jeune et tais-toi ». Sérigraphie 75,2 x 62,5 cm.  Collection Laurent Storch, en vente aux enchères chez Artcurial. / Collection de Laurent Storch

Deux ateliers

Les affiches parisiennes de Mai 68 sont principalement issues de deux ateliers. L’expert Frédéric Lozada précise : « L’Atelier populaire est plutôt de tendance maoïste, et celui des Arts décoratifs, dans la mouvance marxiste-léniniste. » Le premier, l’Atelier ­populaire, naît à l’Ecole supérieure des beaux-arts. Sa première affiche, du 15 mai, est ­imprimée à 30 exemplaires. Son slogan est « U-sines, U-niversités, ­U-nion ». Le 19 mai, « La chienlit c’est lui », avec une silhouette caricaturée du ­général de Gaulle, est tirée à 3 000 exemplaires.

L’autre atelier, ­celui des Arts décoratifs, commence sa production une dizaine de jours plus tard. Ses créations sont plus percutantes, mais aussi plus violentes. C’est de là que sort l’affiche montrant Hitler qui ­retire son masque ­figurant de Gaulle.

« Certains artistes de Mai 68 ont signé leur œuvre, ou les ont reconnues plus tard »

Dans chacun de ces deux ateliers, slogans et dessins sont chaque jour soumis à l’approbation d’une assemblée générale, et le travail des concepteurs reste le plus souvent anonyme. « Mais certains artistes ont signé leur œuvre, ou les ont reconnues plus tard. C’est le cas des membres de la figuration narrative tels que Rancillac ou Rougemont, ou d’indépendants parmi lesquels Zao Wou-ki, Calder ou encore Alechinsky », précise l’expert en affiches Frédéric Lozada. Il s’amuse de la vision des acheteurs étrangers pour qui ces créations sont issues de la French Revolution…

« Personne ne peut garantir que telle ou telle affiche date bien de mai 1968, et n’a pas été imprimée postérieurement »

Du côté des formats, il s’agit principalement de 60 cm × 80 cm ou de 80 cm × 120 cm. « Aux Beaux-Arts, les affiches étaient mises à sécher sur des cordes à linge, les formats supérieurs à 1 mètre n’étaient par conséquent pas très faciles à manipuler », explique le collectionneur Laurent Storch. Cet ­aspect très artisanal, libre, peut parfois poser des problèmes d’authenticité sur les affiches présentées aujourd’hui sur le marché. MPhilippe Rouillac pense ainsi renoncer à sa vente prévue initialement le 15 mai : « Personne ne peut garantir que telle ou telle affiche date bien de mai 1968, et n’a pas été imprimée postérieurement. Certaines sont peut-être plus récentes, quand d’autres datent des mois suivant les événements… Par définition, il est difficile de connaître avec précision la façon de travailler de ces ateliers surl’immédiat, la spontanéité. » Le commissaire-priseur de Vendôme recommande donc d’acheter ces affiches pour ce qu’elles sont, des témoignages politiques et graphiques d’une époque.

Des photos sur le vif

L’étude parisienne Million propose, le 15 mai à Drouot, d’enchérir sur un autre type de souvenir de Mai 68 : les photos de Claude Dityvon (1937-2008). Sur les 320 épreuves mises en vente, environ 70 datent de la période et offrent des visions crépusculaires de rues désertes, théâtres d’affrontement embrumés, nuits sombres ou bousculades dans le Quartier latin… Des images particulières, loin du photoreportage, mais conformes à la fibre sociale du photographe et parfois empreintes de poésie : Boulevard Saint-Michel, avec un jeune homme assis sur une chaise, en pleine rue, alors qu’on devine les CRS qui lui font face derrière la fumée des gaz lacrymogènes (estimation 1 000 à 2 000 euros), ou encore Boulevard Saint-Michel, prise de la Sorbonne, montrant un homme courant avec une jeune femme dans les bras (même estimation). Une partie de ces tirages sont légendés au dos par le chanteur Renaud, qui avait accepté de faire ce travail pour la sortie du livre Mai 68 (éditions Carrère/Kian) en 1988. Dix ans plus tard, en 1998, ces photos ont fait l’objet d’une exposition au Musée Guggenheim de New York.

Mai 68 : la révolte en affiches