LES CHOIX DE LA MATINALE

Cessez donc de pester contre ce train qui ne vient pas et contre le soleil qui s’en va, et ouvrez un des quatre livres sélectionnés pour vous cette semaine : un polar sobre, un roman « participatif », une fresque basque et un essai sur les capacités des animaux combleront les appétits littéraires les plus aiguisés.

ROMAN : « Pour services rendus », de Iain Levison

« Pour services rendus », de Iain Levison. / LIANA LEVI

« Et leurs baisers au loin les suivent. » On pense à ce vers d’Aragon. « Et leurs mensonges au loin les suivent » pourrait être le titre de ce livre. Pas exactement un roman sur la guerre du Vietnam – malgré des descriptions à donner la chair de poule. Plutôt une réflexion sur la façon dont nos compromissions ne meurent jamais. Toujours sur nos talons, prêtes à resurgir, même un demi-siècle plus tard.

Au nord de Saïgon, en 1969, le sergent Fremantle commande un régiment américain lorsque arrive un « bleu », Billy Drake. Tous deux vont être témoins d’une boucherie absurde : deux paysans vietnamiens et leur buffle abattus par erreur par un Américain fou. Bientôt, les victimes sont transformées en « dangereux Vietcongs » et reléguées dans les bas-fonds crasseux de la mémoire. Jusqu’en 2016. Drake est alors dans la course aux sénatoriales. Il vante ses faits d’armes au Vietnam quand un opposant exhume cette histoire. Panique. Drake retrouve Fremantle, devenu flic dans le Michigan. S’il acceptait de confirmer son faux discours, il pourrait compter sur des crédits conséquents pour son commissariat…

Mensonges, corruptions, manipulations. Ce qui frappe, c’est la profondeur de champ de Iain Levison. Sa façon de traiter le temps qui passe sur les êtres. Leur complexité. Aucun commentaire. Juste le récit, factuellement ironique, avançant sans belles phrases ni bons sentiments. Sobre, précis, glaçant. Une machine romanesque – la plus noire de l’auteur – impossible à arrêter. Florence Noiville

« Pour services rendus », de Iain Levison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle, Liana Levi, 224 pages, 18 €.

ROMAN : « Crépuscules », de Joël Casséus

« Crépuscules », de Joël Casséus. / LE TRIPODE

Deux silhouettes avancent péniblement sur une route poussiéreuse. Depuis le porche d’une auberge, un homme les regarde en silence, tandis que l’angoisse le gagne : « Viennent-ils avec de sombres desseins ? »

Présenté comme une fable d’anticipation, le cinquième roman du Québécois Joël Casséus emprunte au western son phénomène déclencheur : l’arrivée d’étrangers dans une communauté menace son équilibre et révèle la nature profonde de chacun. Ainsi en va-t-il des habitants du bidonville où se déroule l’intrigue, en huis clos. D’eux, on ne connaît ni le nom, ni le pays, ni l’époque où ils vivent. « La femme », « l’homme », « les jumeaux » sont des marginaux, anonymes comme l’Etat qui les menace, comme la guerre qu’ils cherchent à fuir.

La force du roman repose notamment sur la façon qu’a Joël Casséus de nous plonger au cœur de ce que ressentent les personnages grâce à un procédé audacieux : le récit, au présent et à la première personne, passe, sans signe annonciateur, d’un narrateur à l’autre – ils sont douze en tout. Ajoutez à cela l’imprécision du lieu, de l’époque et des événements…

Lire Crépuscules est une troublante expérience, forcément influencée par les tragédies, réelles ou fictives, qui habitent notre esprit et notre imaginaire. C’est en cela un texte « participatif », âpre et en perpétuelle métamorphose, qui exige simultanément l’attention et le lâcher-prise de son lecteur. Face aux silences créés par son style épuré, on se retrouve seul, confronté à ses propres peurs. Gladys Marivat

« Crépuscules », de Joël Casséus, Le Tripode, 160 pages, 16 €.

ROMAN : « Patria », de Fernando Aramburu

« Patria », de Fernando Aramburu. / ACTES SUD

Pays basque espagnol, janvier 2011. Alors que l’ETA annonce renoncer aux attentats, une femme, Bittori, va se recueillir sur la tombe de son défunt mari : le « Txato », assassiné des années plus tôt par l’organisation armée indépendantiste pour avoir refusé de payer l’impôt révolutionnaire exigé. Sa veuve vient lui dire qu’elle a décidé de retourner s’installer dans le village où ils ont vécu avec leurs trois enfants avant d’être ostracisés par l’ensemble des habitants. Dans ces mêmes lieux, où ce retour déplaît, vivent encore leurs anciens amis proches : Miren et Joixan, dont le fils aîné, Joxe Mari, engagé dans la lutte armée – et désormais incarcéré –, a peut-être été mêlé au crime.

Retraçant d’un trait franc et affûté plusieurs décennies de la vie de l’Euskadi et de l’ETA, Fernando Aramburu compose une fresque vibrante et contrastée de la société basque, qui montre comment la diffusion des idées indépendantistes et la justification du terrorisme ont pu gagner jusqu’à ses sphères les moins politisées.

Opérant par flash-back entre les différentes époques traversées par ses neuf personnages principaux, Patria, construit en un feuilleton de 125 courts chapitres, est surtout une captivante histoire de passions humaines, dans laquelle l’amour, l’amitié, la haine, la trahison, le repentir et le désir de pardonner sont pris entre les feux des événements politiques qui les dépassent inéluctablement. Ariane Singer

« Patria », de Fernando Aramburu, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, 624 pages, 25 €.

ESSAI. « Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? », de Carl Safina

Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? », de Carl Safina. / LA LIBRAIRIE VUIBERT

Vaste synthèse des expériences et observations accumulées dans les dernières décennies, en particulier sur les éléphants, les loups et les orques, Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ?, de l’essayiste américain Carl Safina, est décisif pour faire le point sur notre connaissance de la vie animale, qui se renouvelle à une vitesse sidérante.

Le temps est venu, ainsi que la communauté scientifique le reconnaît depuis quelques années, d’aborder les animaux comme des êtres doués de conscience : tel est l’axe de Carl Safina, qui éclaire à cette lumière les histoires qu’il raconte – celle d’éléphants qui jouent, quand ils sont tranquilles, à chasser des lions imaginaires ou d’un chimpanzé à qui l’on a appris le langage des signes et qui, au lieu de mordre, fait le signe « mordre » quand il est énervé… Pour autant, le livre ne verse jamais dans l’anthropomorphisme ni dans l’idéalisation des animaux.

Les connaître mieux, comprendre davantage la fraternité qui peut nous unir à certains d’entre eux : le programme tracé par Carl Safina n’efface aucune des différences qui continuent de nous distinguer. Il les approfondit au contraire, et trouve en elles ce qui est sans doute le but même de ce livre : le lieu d’une forme neuve, et inépuisable, d’émerveillement. Florent Georgesco

« Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? Enquête sur leurs émotions et leurs sentiments » (Beyond Words. What Animals Think and Feel), de Carl Safina, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Odile Demange, Vuibert, 560 pages, 24,50 €.