Le drapeau des Bermudes flotte sur sa capitale, Hamilton. L’archipel est l’un des paradis fiscaux les plus utilisés pour diminuer ou échapper à l’impôt. / DREW ANGERER / GETTY / AFP

Un nouveau scandale d’évasion fiscale révélé par une fuite de documents confidentiels, des noms d’entreprises ou de riches particuliers qui s’étalent dans les journaux, des Etats complaisants montrés du doigt… Des « Offshore Leaks » aux « Paradise Papers », les révélations sur les paradis fiscaux s’accumulent depuis une décennie. Et quoi qu’en disent les pessimistes, ces enquêtes ont fait bouger les lignes.

Le dernier exemple en date remonte au 1er mai. Dans une volte-face surprise, le Royaume-Uni a annoncé que ses 14 territoires d’outre-mer devront faire la transparence sur les propriétaires des sociétés d’ici à 2021. « [C’est] le plus grand coup porté à la corruption depuis des années », s’est enthousiasmée l’ONG Global Witness. Et pour cause : des Bermudes aux Caïmans, en passant par les îles Vierges britanniques, les sociétés offshore enregistrées dans ces territoires étaient au cœur des montages frauduleux ou criminels révélés, en 2016, dans les « Panama Papers ». Et beaucoup s’accordent à dire que l’enquête menée par le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Le Monde et 108 médias partenaires n’est pas pour rien dans cette décision historique.

La finance offshore, jadis véritable autoroute de la criminalité, est aujourd’hui un territoire sous surveillance où l’on ne circule qu’avec l’aide de professionnels chevronnés. « Et sans les “Leaks”, cela n’aurait probablement pas été le cas », confirme l’eurodéputé tchèque Petr Jezek, qui a pris la tête, en mars, de la nouvelle commission d’enquête du Parlement européen sur la criminalité financière, lancée en réponse aux « Paradise Papers ».

Le secret bancaire en voie de disparition

Cette révolution de velours prend racine à l’aube de la crise financière. A quelques mois d’écart, en 2007-2008, trois lanceurs d’alerte font trembler les paradis fiscaux en écornant le secret bancaire. Les documents et témoignages des banquiers Heinrich Kieber, Bradley Birkenfeld et Hervé Falciani permettent de remonter la piste de milliers d’évadés fiscaux. Les plus connus verront leur nom s’étaler dans la presse quelques années plus tard, avec les révélations « SwissLeaks » (2015) et « UBS Leaks » (2016), permettant au grand public de comprendre le rôle joué par les banques dans la fraude fiscale généralisée.

Le climat installé par ces premières fuites dope les administrations fiscales, qui voient affluer les fraudeurs découverts ou apeurés. En France, Bercy leur offre une cellule de « dégrisement fiscal », pour les inciter à régulariser leur situation, en échange de sanctions adoucies.

Les scandales poussent les Etats-Unis à choisir une option plus radicale. En 2010, la loi Fatca impose aux acteurs financiers du monde entier de communiquer au fisc américain les données de leurs clients américains. En quelques mois, Washington fait plier la Suisse, qui défendait jalousement son secret bancaire depuis près d’un siècle. Il faudra pourtant plusieurs années avant que cette transparence s’impose comme un standard mondial.

« Ces fuites ont eu un impact crucial »

En 2013, la France découvre, médusée, que le socialiste Jérôme Cahuzac a pu devenir ministre du budget tout en détenant un compte non déclaré en Suisse. C’est une enquête journalistique, menée par Mediapart, qui révèle ce que sa propre administration semblait ignorer.

Le choc prend une dimension mondiale quelques semaines plus tard avec « Offshore Leaks », première d’une longue série d’enquêtes de l’ICIJ qui ont mis en lumière les secrets des paradis fiscaux à partir de fuites de données confidentielles. Sociétés écrans, prête-noms, montages complexes : Le Monde et 35 médias partenaires jettent une lumière crue sur les avantages des centres offshore pour dissimuler des actifs financiers, facilitant fraude, blanchiment et corruption. L’eurodéputé Petr Jezek le confirme : « Ces fuites ont eu un impact crucial sur les régulations européennes en montrant aux Etats toute l’étendue du problème. »

Quelques jours seulement après cette enquête, la communauté internationale s’accorde enfin à lutter contre ce déficit de transparence, en misant sur un dispositif prometteur : l’échange automatique d’informations. Les grandes puissances du G20 s’engagent à collecter et transmettre les informations bancaires et financières concernant les propriétaires de sociétés et de comptes bancaires aux autorités de leur pays d’origine. Reste à convaincre les paradis fiscaux les plus réticents de se plier à cette nouvelle pratique, qui menace l’opacité, leur cœur de métier.

Ce sont les « Panama Papers » qui portent le coup décisif, en 2016. Cette enquête mondiale de l’ICIJ relance l’idée d’une « liste noire », qui donne des sueurs froides aux paradis fiscaux « non coopératifs » du monde entier. « C’est la menace de figurer dans cette liste qui a permis de faire craquer les pays qui s’accrochaient à leur secret bancaire, comme le Panama, les îles Marshall et le Liban », se félicite Pascal Saint-Amans, le « M. Paradis fiscaux » de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a élaboré cette liste.

« La nocivité des sociétés-écrans, qui avait été pointée dès 1996 par les experts du Groupe d’action financière [GAFI], n’est véritablement entrée dans le débat public qu’après les “Panama Papers” », confirme la chercheuse Chantal Cutajar, présidente de l’Observatoire citoyen pour la transparence financière internationale, qui constate depuis « une véritable prise de conscience » dans l’opinion.

L’aube du premier âge « post-leaks » est prévue pour 2019, lorsque les échanges automatiques d’informations seront pleinement opérationnels dans une centaine de pays. Mais porteront-ils le coup de grâce à la fraude fiscale et aux circuits d’argent sale ? Rien n’est moins sûr. Encore faudrait-il que les informations transmises reflètent fidèlement la réalité.

Les intermédiaires « au cœur du problème »

Tout l’édifice de l’échange automatique repose sur la bonne coopération des banquiers, avocats et gestionnaires de fortune qui créent et administrent les sociétés offshore – ils sont censés communiquer aux autorités les informations sur leurs clients. Or, les « Leaks » ont permis de mettre en lumière de graves manquements aux règles de lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment chez ces intermédiaires financiers. Par complicité ou par manque de moyens, ils ignorent souvent l’identité des bénéficiaires réels des comptes et des sociétés-écrans, dissimulés derrière des prête-noms ou des montages complexes – qu’ils contribuent parfois à élaborer.

« Les intermédiaires sont au cœur du problème, reconnaît Petr Jezek. Nous devons mieux les contrôler, en leur appliquant des sanctions en cas de manquement, car l’autorégulation ne suffit pas. » Si les banques sont régulièrement épinglées pour leur incapacité à surveiller leurs clients, les cabinets spécialisés dans la finance offshore bénéficient encore d’une large impunité (Bruxelles a présenté en 2017 un projet de directive pour les réguler).

Pascal Saint-Amans, à l’OCDE, reconnaît « des fragilités » dans le système, comme les « passeports dorés » – ces visas de complaisance pour changer de nationalité et échapper aux contrôles. Mais il assure que les procédures d’échange automatique d’informations sont « robustes ». « Nous sommes confiants, car les choses ont changé. C’est la fin du secret bancaire et fiduciaire », insiste-t-il.

L’optimisation fiscale, une pratique banalisée

Porté par la presse et les autorités de régulation, le vent a donc singulièrement tourné pour les fraudeurs individuels qui se risquent à cacher leurs millions dans les paradis fiscaux. D’autres continuent toutefois d’y placer leurs milliards en toute quiétude : les multinationales. Selon l’économiste Gabriel Zucman, plus de 40 % de leurs profits sont aujourd’hui délocalisés artificiellement dans les paradis fiscaux, générant un manque à gagner pour les Etats qui dépasse 350 milliards d’euros par an.

Ces pratiques remontent aux années 1980, mais la prise de conscience n’intervient véritablement qu’en 2012, quand médias et ONG commencent à détailler les astuces qui permettent aux Facebook, Google et autres Starbucks de payer dix fois moins d’impôts qu’une PME. A l’aune de ces révélations, les gouvernements européens apportent leur soutien au premier plan ambitieux élaboré par l’OCDE pour lutter contre les pratiques d’optimisation les plus « agressives », baptisé « BEPS » (« Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices », en français). A Bruxelles, la Commission européenne lance de discrètes enquêtes sur les traitements fiscaux proposés aux multinationales par certains paradis fiscaux européens.

Les rescrits fiscaux en ligne de mire

Il faut pourtant attendre novembre 2014 pour que l’irritation se mue en scandale, avec la révélation des « LuxLeaks ». Grâce aux documents confidentiels du cabinet PriceWaterhouseCoopers, cette nouvelle enquête de l’ICIJ décortique les privilèges fiscaux octroyés par le grand-duché du Luxembourg à des centaines de multinationales.

Ces accords fiscaux sont en tous points légaux, mais les révélations font l’effet d’un électrochoc. La déloyauté fiscale qui grève les recettes du Trésor en France comme en Allemagne n’émane plus de petits paradis fiscaux insulaires hors de portée, mais d’un pays fondateur de l’Union européenne, dirigé pendant dix-huit ans par Jean-Claude Juncker. A peine propulsé à la présidence de la Commission européenne, ce dernier a été contraint de faire amende honorable en faisant une priorité de la lutte contre l’évasion fiscale.

Et contre toute attente, c’est sous son mandat que l’Europe a été le plus loin. A compter de 2017, de nouvelles règles de transparence obligent les Etats européens à communiquer automatiquement tous ces accords fiscaux confidentiels à leurs partenaires, pour dissuader les gouvernements les plus accommodants.

La nouvelle commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, est devenue la figure de proue du combat contre l’optimisation fiscale des multinationales. N’ayant pas le pouvoir de condamner les accords préférentiels accordés aux grandes entreprises, elle choisit de les considérer comme des entorses à la concurrence. Amazon, Engie, McDonald’s, Celio… Les enquêtes de Bruxelles se multiplient et les premières condamnations tombent. Après Fiat et Starbucks en 2015, Margrethe Vestager frappe un grand coup sur la table en 2016 en sommant Apple de rembourser 13 milliards d’euros d’impôts à l’Irlande.

La créativité des évadés fiscaux progresse plus rapidement

Les fuites massives dans la presse de documents de cabinets fiscalistes contribuent aussi à modifier les règles du jeu mondiales. En 2015, après deux ans d’intenses tractations diplomatiques et autant de scandales, les grandes puissances et les principaux centres offshore adoptent enfin le plan BEPS, censé combler à partir de 2018-2019 les principales failles fiscales exploitées par les multinationales.

Mais le temps est un outil précieux pour les évadés fiscaux. C’est l’une des grandes leçons des « Paradise Papers », qui ont mis en lumière l’agilité des Nike, Whirlpool et autres Apple lorsqu’il s’agit de faire évoluer leurs montages fiscaux. Un délai de deux ou trois ans avant l’application d’une réforme laisse tout le temps aux orfèvres fiscalistes pour créer un montage inédit ou déménager dans un nouveau paradis fiscal. « La créativité des évadés fiscaux progresse plus rapidement que n’est élaborée la législation, et (…) celle des intermédiaires et des facilitateurs leur permet justement de rester dans la légalité », confirmait le Parlement européen dans son récent rapport sur les « Panama Papers ».

Après presque une décennie d’efforts, le combat contre l’évasion fiscale est donc loin d’être gagné, notamment à cause des ambiguïtés des Etats – en particulier ceux qui profitent du système. L’Union européenne en est l’exemple parfait.

Tout en se plaçant à l’avant-garde mondiale de la lutte contre les paradis fiscaux, elle tolère en son sein des pratiques contestables, en raison du droit de veto sur les décisions fiscales de chacun de ses vingt-huit membres. Cette règle freine l’harmonisation du calcul de l’impôt sur les sociétés entre les pays ou les tentatives de transparence des multinationales sur leur fiscalité. Elle a aussi empêché l’UE d’inscrire le Luxembourg ou les Pays-Bas dans sa nouvelle liste noire des paradis fiscaux, présentée après les « Paradise Papers ». En première ligne, le commissaire à la fiscalité Pierre Moscovici se heurte régulièrement aux réticences des chancelleries européennes, même s’il confiait au Monde, à l’automne 2017, être « bien aidé par les révélations de presse » pour faire avancer ses chantiers.

Les « Leaks » les plus récents ont encore mis en lumière le double jeu de petits territoires européens comme Malte, l’île de Man, Chypre ou Madère, qui multiplient les avantages fiscaux pour attirer les capitaux. Il a fallu les enquêtes des « Malta Files » et des « Paradise Papers », en 2017, pour que la Commission européenne épingle les Etats européens qui aident les propriétaires de yachts et de jets privés à échapper à la TVA. Au rythme où vont les fuites, on peut gager que l’évasion fiscale n’a pas encore livré tous ses secrets.