Hormis une poignée de négationnistes, aucun Brésilien n’ignore les morts suspectes, les exécutions sommaires et les tortures abominables menées lors de la dictature militaire (1964-1985). Le pays a désormais la preuve que les crimes n’étaient pas ordonnés par quelques policiers zélés, mais venaient directement de Brasilia, le sommet du pouvoir. Et qu’aucun président à épaulettes dirigeant le pays pendant ces années noires n’a été moins cruel que les autres. La démonstration a été faite par le biais d’un mémo écrit le 11 avril 1974 par l’ancien directeur de la CIA, l’agence de renseignements américaine, William Colby. Un texte adressé à Henry Kissinger, alors secrétaire d’Etat de la plus grande puissance mondiale.

Mis au jour jeudi 10 mai par le chercheur en relations internationales de la Fondation Getulio Vargas, Matias Spektor, l’écrit fait partie des élements mis à disposition du public par le gouvernement américain depuis 2015. Son contenu a plongé le Brésil dans un état de choc. « Il s’agit du document le plus perturbateur que j’aie lu ces vingt dernières années », estime M. Spektor cité par les médias brésiliens.

Le général Geisel apparaît comme directement impliqué

Le mémo relate le contenu d’une réunion tenue le 30 mars 1974 peu après la prise de pouvoir d’Ernesto Geisel, général considéré jusqu’ici comme plus clément après le mandat (1969-1974) d’Emilio Garrastazu Medici, présenté comme un « président tueur ».

Aux côtés du chef d’Etat étaient présents ce jour-là trois généraux chargés de la lutte contre les opposants au régime, deux membres du Centre d’intelligence de l’armée (CIE) et un autre du Service national d’informations (CNI). Lors de cette entrevue, M. Geisel a été informé de 104 assassinats effectués l’année précédente, sous le gouvernement de M. Medici. Le responsable de la CIE interroge le président : faut-il maintenir ces pratiques ? Après un temps de réflexion, le général Geisel répond le 1er avril : « Cette politique doit continuer ». Ajoutant une nuance : seuls les éléments subversifs et dangereux seront exécutés et chacune de ces exécutions devra avoir l’aval du chef du SNI, Joao Batista Figueiredo, qui prendra la tête de l’Etat en 1979.

« Cette façon de tuer est une barbarie mais il faut le faire »

L’armée a fait savoir jeudi que les documents secrets liés au contenu de ces réunions avaient été détruits, ne pouvant attester de la véracité des éléments. Reste qu’en pleine guerre froide, la CIA, appui explicite au régime militaire considéré comme un rempart à la « menace communiste », peut difficilement être soupçonnée de relater des faits erronés ou biaisés.

« Une preuve de plus de la politique de terreur, de disparitions forcées et d’assassinats menées sous la dictature », a réagi l’institut Vladimir Herzog, du nom de ce journaliste torturé à mort, dont le meutre en 1975 a d’abord été présenté par les militaires comme un suicide.

L’image du général Geisel, décédé en 1996, avait déjà été écornée par le journaliste Elio Gaspari, dans son ouvrage en cinq volumes, Ditadura. L’auteur y relate notamment une conversation de 1974 entre le président Geisel et le général Dale Coutinho affirmant que le Brésil serait devenu une « oasis » pour les investisseurs depuis que « nous avons commencé à tuer ». Ajoutant : « Coutinho, cette façon de tuer est une barbarie mais il faut le faire ».

Des révélations qui cassent les discours complaisants envers la dictature

Jusqu’à présent le chef d’Etat était toutefois considéré comme relativement passif dans l’orchestration de ces assassinats. Le voici en première ligne. « Non seulement le sommet de l’Etat savait mais il assumait la responsabilité [des exécutions]. C’est si choquant ! », a commenté Matias Spektor.

Jetant une lumière crue sur les exactions du pouvoir militaire qui, selon les données officielles, aurait fait 434 victimes dont 208 disparus, cette révélation casse les discours complaisants envers un régime considéré par une partie du pays – à tort – comme exempt de corruption et responsable d’une prospérité économique exceptionnelle. « Certains, y compris à gauche, étaient indulgents envers Geisel mettant en avant les acquis” de la dictature, tels que le nationalisme ou la création d’entreprises publiques. Toute cette rhétorique est fichue en l’air », atteste l’historien Luiz Felipe de Alencastro.

Le mémo rouvre aussi les plaies que le Brésil n’a jamais soignées. L’amnistie décrétée lors de la redémocratisation a permis aux assassins de vivre en paix en laissant certains glorifier cette période de l’histoire. Ainsi de Jair Bolsonaro, député d’extrême droite, militaire de réserve, grand nostalgique de la dictature, en tête des sondages pour la course à la présidentielle, prévue en octobre. Sans craindre l’outrance, le député a, vendredi, pris la défense du régime. « Qui n’a jamais donné une tape sur les fesses de son enfant et s’en est voulu après ? », a-t-il affirmésur la radio Super Noticia de Belo Horizonte dans le sud du pays.