Sélection officielle - En compétition

Quatre jours après son compatriote Asghar Farhadi, c’est au tour de l’Iranien Jafar Panahi d’entrer en lice. On ne saurait imaginer tandem plus disparate. Exilé de son pays, coqueluche du cinéma d’auteur grand public, Farhadi est passé maître dans l’art des récits bien ficelés et de l’inquiétude morale. Revers de la médaille – et cas fréquent de l’art cinématographique –, l’éloignement de la terre natale ne favorise pas toujours l’inspiration qui guidait l’artiste lorsqu’il tournait à domicile. A contrario, Panahi, sans doute moins célèbre, est plus chéri des cinéphiles « hardcore », qui voient en ce fils spirituel et ancien assistant du maître Abbas Kiarostami la continuation du cinéma moderne iranien, sous les auspices d’une requalification baroque du néoréalisme.

Le réalisateur Jafar Panahi (à droite) à l’écran dans son film « Trois visages ». / MEMENTO FILMS DISTRIBUTION

La carrière de ce fils d’un peintre en bâtiment élevé dans les quartiers déshérités de Téhéran et les récompenses prestigieuses qui la jalonnent l’attestent. Caméra d’or à Cannes pour Le Ballon blanc (1995), Lion d’or à Venise pour Le Cercle (2000), prix Un certain regard à Cannes pour Sang et or (2003), Ours d’argent à Berlin pour Hors Jeu (2006), Ours d’or pour Taxi Téhéran (2015)… L’acuité de son regard sur les maux de la société iranienne (plus marquée que chez Kiarostami : absence de liberté, sort des femmes, misère du petit peuple), associée à la grâce et à l’humour qu’il sait conférer à son insolence, règle très rapidement son cas auprès des autorités. Lesquelles commencent par interdire ses films, avant de lui interdire carrément de les tourner lorsque le réalisateur rejoint les opposants à l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad. Emprisonné puis jugé en 2010, condamné à six ans de prison et à une interdiction de tourner la moindre image durant vingt ans, il est depuis lors assigné à résidence.

L’Iran étant de toute évidence un pays prodigieux, aucune de ces mesures de rétorsion n’a réussi à empêcher Jafar Panahi de tourner des films et de les faire sortir du pays, selon des voies mystérieuses qui n’appartiennent qu’à lui. De sorte qu’un étrange commerce s’est noué depuis lors entre les grands festivals qui, intercédant en vain auprès des plus hautes autorités iraniennes pour inviter l’auteur, sélectionnent régulièrement ses films et les projettent en son absence. Tout cinéphile sait d’évidence que ce hors-champ ne fait qu’y renforcer son aura. Depuis lors, Ceci n’est pas un film (2011), Pardé (2013) ou Taxi Téhéran ont, chacun à leur manière, mis en scène l’enfermement du cinéaste acculé à l’inaction et s’employant à la contourner, sur un ton où le tragique le dispute à la malice, avec pour enjeu l’affirmation opiniâtre de sa survie, comme homme et comme artiste.

Conditions drastiques de tournage

La gravité de ces attendus – voilà bien le plus stupéfiant – n’empêche pourtant rien au jeu qui caractérise l’esthétique de ce cinéma. Au contraire, eu égard aux conditions drastiques des nouveaux tournages de Panahi, il accuse ce minimalisme virtuose, jetant un trouble définitif sur le sentiment qui nous permet de départager la réalité de la fiction. Trois visages se présente ainsi comme une nouvelle variation destinée à figurer la claustration du metteur en scène, qui oscille depuis quatre films entre l’appartement et la voiture. C’est ici de nouveau la voiture, mais prise pour un voyage qui nous emmène plus loin – dans les régions turcophones et montagneuses du Nord-Ouest iranien – et que Panahi, dans son rôle récurrent de cinéaste-acteur, se contente de convoyer.

La séquence d’ouverture, filmée au téléphone portable et en contre-plongée par l’intéressée, est celle d’une jeune fille qui se pend dans une grotte, non sans avoir adressé, de la plus confuse des manières à un personnage qu’on ignore, un pathétique appel à l’aide. Brisé net par le saut dans le vide de la fatale héroïne, ce plan inaugural est suivi d’un raccord qui va s’évertuer d’en renouer et d’en démêler les fils. On passe alors à bord d’un 4x4 poussiéreux, comme les aime le cinéma iranien qu’on apprécie, à bord duquel se tiennent à la place du passager une femme voilée à demi-hystérique et à celle du conducteur un type qui s’efforce de la raisonner, mais dont on n’entend que la voix.

La fidélité de Jafar Panahi au maître défunt Abbas Kiarostami est une manière de jouer sa propre liberté

Il appert bientôt que la première est la renommée actrice Mme Jafari (c’est bien elle), que le second est le célèbre cinéaste M. Panahi (c’est bien lui), que la fille qui a envoyé le message délirant, dénommée Marziyeh, est une élève du conservatoire que sa famille veut garder de force au village et qui en appelle à l’intercession de Mme Jafari ; qu’enfin, Mme Jafari et M. Panahi, dans l’inquiétude de savoir si c’est une vivante ou une morte qui veut continuer sa carrière théâtrale, se rendent à son village pour en avoir le cœur net, en d’autres termes pour tenter d’établir la vérité sur la nature réelle ou fictive du suicide en question.

Vivre sa vie dans une société passionnée par la mort

Il s’ensuit, comme on dit, une cascade de péripéties plus ou moins étranges, drôles et pittoresques confrontant notre couple d’enquêteurs aux autochtones, dans une quête de vérité qui tient plus du jeu de cache-tampon que de la poursuite du Graal. On y croise, notamment, un vieux sage, un tenant cromagnonesque du patriarcat, une vieille qui teste sa tombe, des conducteurs folâtres, des fans de séries télévisées, et une jeune fille qui voudrait, coûte que coûte, vivre sa vie dans une société passablement passionnée par la mort. Le tout est terriblement kiarostamien, avec des réminiscences précises de Où est la maison de mon ami ? (1987), du Goût de la cerise (1997) et du Vent nous emportera (1999). Autant de films qui jouent, eux aussi, la vie contre la mort, l’exorcisme de la fatalité. Une situation désormais familière à Jafar Panahi, dont la fidélité au maître défunt est une manière de jouer sa propre liberté.

Film iranien de Jafar Panahi. Avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei (1 h 40). Sorti en salle le 6 juin.