Sélection officielle – en compétition

Est-ce donc si grave que les acteurs ne parlent pas la langue de leurs personnages, que le morceau d’histoire (au sens de ce que fait advenir l’humanité) qu’ils traversent soit seulement « inspiré » de ce qu’il s’est passé ? Après avoir vu Les Filles du soleil, on a tendance à répondre que oui, c’est grave, pour autant qu’un choix cinématographique puisse porter à conséquence. Que le recours à la fiction, quand on veut évoquer une tragédie qui n’est pas encore terminée, implique plus de devoirs que de droits.

Pour son deuxième long-métrage, après Bang Gang, chronique de la dérive érotique d’un groupe d’adolescents, Eva Husson a sauté à pied joint dans un brasier : la guerre qui a opposé l’organisation Etat islamique aux combattants kurdes en 2014 et 2015. Comme nombre de chroniqueurs de ce conflit, elle s’est attachée aux femmes qui ont pris les armes, dans des unités rattachées à diverses obédiences kurdes, et ont affronté les forces du « califat ». Mais celui-ci ne sera pas nommé, pas plus que les factions kurdes, un carton prévient que les noms des lieux, des formations politiques et militaires et le détail des événements ont été changés.

La complexité transnationale gommée

Ce qui affranchit Eva Husson, qui signe le scénario, de la tâche ardue de donner une idée claire de l’origine de ces unités féminines, de leur place dans le paysage kurde, dont la complexité transnationale est ici gommée. Car l’histoire des Filles du soleil est simple. Bahar (Golshifteh Farahani) commande une unité d’anciennes captives dans une région qui ressemble aux monts Sinjar, au Nord de l’Irak, théâtre de la persécution des yézidis par l’Etat islamique (EI).

Elle accueille dans ses rangs Mathilde (Emmanuelle Bercot), une journaliste française qui arrive sur le théâtre des opérations au moment où tous ses confrères le quittent. Mathilde a perdu un œil (comme la journaliste britannique Marie Colvin, tuée par l’armée gouvernementale syrienne à Homs en 2012) et a été évacuée sur une moto de Homs (comme la journaliste française Edith Bouvier, blessée lors du même bombardement). Elle est aussi veuve d’un journaliste tué en Libye, mère d’une petite fille qu’elle a laissée seule.

Girls of the Sun (Les Filles du Soleil) new clip official from Cannes 1/2
Durée : 01:27

On sent bien que de cet amalgame, Eva Husson voudrait faire sortir un personnage de fiction, tout comme du mélange d’éléments des histoires yézidie et kurde qui fait l’histoire de la commandante Bahar, qui d’ailleurs s’exprime dans la variante iranienne de la langue kurde, alors que ses subordonnées lui répondent dans la forme irakienne.

Flash-back

Après tout, l’histoire du cinéma ne manque pas d’exemples glorieux qui ont adopté ce rapport plutôt lâche avec l’histoire. Casablanca reste un beau film antifasciste, même si les Marocains, les résistants et les expatriés américains se sont toujours amusés de sa parfaite invraisemblance. Mais Casablanca a été tourné par des Américains à un moment où ils ignoraient presque tout de la réalité atroce de ce qui se passait en Europe. N’importe quel spectateur/trice des Filles du soleil peut accéder aux éléments qui ont fait l’histoire des unités féminines kurdes, du martyre des femmes yézidies, des premiers mois de la campagne contre l’EI. Et cette connaissance, ou sa seule possibilité, rend difficile de voir ravalés au rang d’éléments malléables, des faits répertoriés, qui ont chacun leur sens précis.

C’est ainsi que l’invasion des « extrémistes » (c’est le nom que leur donne le film), le massacre des hommes, l’enlèvement des enfants, l’asservissement des femmes, seront découpés en flash-back, qui alternent avec le récit de la prise de la ville où Bahar fut capturée par les forces kurdes. La combattante est persuadée que dans une école tenue par les « extrémistes », son fils est endoctriné.

Les motivations des protagonistes relèvent donc des figures romanesques les plus élémentaires : l’une ne peut plus regarder sa fille en face, l’autre veut revoir son fils. C’est tout. Bahar a beau être avocate et polyglotte, rien de politique n’entrera dans son discours, avant tout affectif. Quant à Mathilde, la souffrance que lui occasionne son métier de reporter de guerre (qu’Emmanuelle Bercot rend plus que perceptible) rend incompréhensible son acharnement à l’exercer. S’il est une hypothèse qu’Eva Husson ne veut pas évoquer, c’est que certaines femmes puissent aimer la guerre, pour la raconter ou pour la faire, malgré Lee Miller ou Jeanne d’Arc.

Girls of the Sun (Les Filles du Soleil) new clip official from Cannes 2/2
Durée : 01:14

Film français d’Eva Husson. Avec Golshifteh Farahani et Emmanuelle Bercot (1 h 55). Sortie en salle le 21 novembre. Sur le Web : www.lesfillesdusoleil-lefilm.com/presse