Sélection officielle, en compétition

Dès les premières séquences, on sent bien qu’il y a quelque chose de très catholique dans cette histoire. Dans un corps de ferme délabré, où l’on compte moins d’ampoules électriques que de pièces, un jeune homme nommé Joseph, enfin, Giuseppe, vient demander la main de Mariagrazia. Autour du soupirant, une bande de musiciens prend des poses de santons. Le plus joli joue de la cornemuse, il s’appelle Lazzaro.

A moins de s’appeler Walt Disney, le conte est rarement rentable au cinéma. Encore moins s’il est empreint de piété. C’est tellement facile de se moquer de la simplicité du récit, des personnages, des images. A Cannes, où la coalition des sceptiques et des cyniques l’emporte en nombre et en pouvoir sur les simples de cœur, Alice Rohrwacher a pourtant fait de Lazzaro le héros de la journée. La légende dorée de ce saint adolescent a converti les cœurs les plus endurcis au cinéma léger, presque enfantin (le presque dissimulant à peine l’acuité du regard et la colère de la réalisatrice) d’Heureux comme Lazzaro.

Divisé en deux parties qui se répondent comme le font l’ancien et le nouveau testament, le troisième long-métrage d’Alice Rohrwacher embrasse les décennies et les paysages, menant un pauvre peuple d’un éden rural nommé l’Inviolata, perverti par l’exploitation, à la géhenne urbaine. Ces pauvres gens n’ont ni prophète ni messie. Ils n’ont que Lazzaro (Adriano Tardiolo), un garçon simple, qui se laisse moquer, bousculer et exploiter, sans colère ni ressentiment. Ce n’est pas tout à fait l’idiot du hameau, mais presque. Son clan est fait de très pauvres gens qui cultivent le tabac pour le compte de la marquise de la Luna (Nicoletta Braschi). Cette campagne reculée et verdoyante a beau voir passer quelques véhicules à moteur, on pourrait être au Moyen-Age. Alice Rohrwacher traite cette parfaite invraisemblance avec le sérieux d’un enfant qui joue.

Il faudrait revoir le film pour comprendre les rouages de ce drôle de mécanisme qui fait que la réalisatrice entraîne tout le monde dans son jeu. Son efficacité tient sûrement à la texture presque palpable de l’image (le film a été tourné sur pellicule super 16), à l’harmonie modeste des cadres. Les personnages qui habitent ce monde ancien se font proches par la grâce de dialogues qui jonglent entre la naïveté et la précision.

Entre conte et cauchemar

De dialogues, Lazzaro n’en a pas beaucoup, mais sa bonté finit par faire de lui, à son corps défendant, le passeur entre les serfs et les seigneurs de l’Inviolata. Son amitié avec Tancredi, l’héritier dévoyé des seigneurs du tabac, menace l’ordre. Celui-ci finit par se désagréger, forçant les paysans à quitter cette terre qui n’a jamais été la leur. Mais Lazzaro est absent lors de cet exode.

C’est sur le mode du miracle qu’il réapparaît sur le second volet du diptyque, inchangé dans sa sainte jeunesse, alors que les autres personnages ont vieilli d’au moins vingt ans. Si l’affrontement entre la droiture du jeune homme et l’ordre féodal prenait le tour d’un conte d’une nuit d’été, son séjour à la ville, en hiver, ressemble plus à certains cauchemars d’Andersen.

Alice Rohrwacher a la métaphore facile. Lazzaro fait remarquer aux exilés qui se gavent de patatine que sur leur terrain vague poussent toutes les herbes qui leur servaient à faire la soupe à l’Inviolata, et la question de la gestion des ressources est emballée. Comme le seront l’iniquité qui régit le marché du travail ou le peu de foi dont font preuve ceux qui font profession d’en avoir (des nonnes, en l’occurrence).

Ce n’est pas plus difficile à déchiffrer qu’un abécédaire, et pourtant à la ville comme à la campagne, Heureux comme Lazzaro est enveloppé d’une grâce qui ne tient pas tant aux convictions de son auteur qu’à sa maîtrise discrète et impressionnante de l’art de la mise en scène.

Film italien d’Alice Rohrwacher, avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Nicoletta Braschi, Sergi Lopez, Luca Chikovani (2 h 05).