Incarcéré depuis quatorze mois aux Etats-Unis, accusé d’avoir contourné l’embargo américain contre l’Iran, le banquier turc Mehmet Hakan Atilla a été condamné, mercredi 16 mai, à trente-deux mois de prison par un tribunal de Manhattan où il comparaissait. Le verdict est plutôt clément au regard des vingt années de réclusion réclamées par l’accusation.

Mehmet Hakan Atilla est seul sur le banc des accusés dans cette affaire. Les autres mis en examen, dont l’ancien ministre de l’économie Zafer Caglayan, sont en Turquie, à l’abri des poursuites. Ex-directeur adjoint de la Banque publique turque Halkbank, Atilla n’a fait que suivre les consignes de sa hiérarchie, ont plaidé ses avocats. Il n’était « qu’un rouage » dans le schéma d’évasion des sanctions mis en place par la Turquie pour le compte de la République islamique, a reconnu le juge fédéral Richard Berman en prononçant la condamnation.

Le ministère des affaires étrangères turc a dénoncé mercredi « un simulacre de procès », clamant « l’innocence » du banquier. Avant l’énoncé du verdict, le président Recep Tayyip Erdogan avait prévenu : « Si Atilla devait être déclaré criminel, cela reviendrait presque à déclarer que la République turque est criminelle. »

La justice américaine a achevé son enquête à l’automne 2017. Neuf Turcs sont alors mis en examen, dont des anciens membres du gouvernement et trois cadres de Halkbank, la principale banque publique de Turquie. Tous sont accusés de contournement des sanctions et de blanchiment d’argent en faveur de l’Iran et de sociétés iraniennes. L’affaire « sent mauvais », déclare alors M. Erdogan.

Trafic d’or, fausses opérations humanitaires, pots-de-vin

Le dossier d’accusation retrace l’essor rapide des transactions commerciales de la Turquie avec l’Iran entre 2010 et 2015, en dépit des sanctions. Avec les encouragements du gouvernement, un schéma interlope – trafic d’or, fausses opérations humanitaires, pots-de-vin aux membres du gouvernement – a permis à l’Iran de percevoir des milliards de dollars en devises en échange de ses hydrocarbures.

Ankara achetait du gaz et du pétrole à l’Iran contre des cargaisons d’or, livrées le plus souvent par avion, comme cet Airbus 330 immobilisé un temps par la douane à Istanbul avec 1,5 tonne d’or à son bord. Les lingots étaient ensuite convertis, en dollars surtout, lors de transactions bancaires où ces sommes apparaissaient comme étant le produit d’opérations humanitaires.

Plus que le banquier Attila, l’homme d’affaires turco-iranien Reza Zarrab s’est révélé comme étant l’homme-clef de ce dispositif. Arrêté en 2016 à Miami, l’ex- « golden boy » coopère désormais pleinement avec le département américain de la justice. Placé sous la protection du FBI, il jouit du statut de témoin assisté.

En décembre 2017, il est venu raconter à la barre les rôles de premier plan joués par le ministre Zafer Caglayan et par le directeur général de Halkbank, Suleyman Aslan, dans la mise en place du trafic. Il a confirmé avoir reçu l’aval de Recep Tayyip Erdogan, à l’époque premier ministre.

Un « complot », selon les autorités turques

L’affaire envenime un peu plus les relations déjà assez tendues entre Ankara et Washington. Et si les autorités turques y voient un « complot », c’est parce que l’enquête de la justice américaine a jeté une lumière crue sur une affaire embarrassante qu’elles avaient réussi jusqu’ici à étouffer.

Elle remonte à décembre 2013, lorsqu’un scandale de corruption éclate qui va faire vaciller le gouvernement turc. Il est question de dizaines de millions de dollars offerts à des ministres par Reza Zarrab pour faciliter le trafic d’or avec l’Iran. Les médias suivent de près les rebondissements de l’enquête, diligentée par deux procureurs.

Mais les investigations vont s’arrêter très vite. Les deux procureurs, décrits par Ankara comme des « adeptes » du prédicateur Fethullah Gülen, doivent fuir le pays. Aujourd’hui, ce dernier, qui vit en exil aux Etats unis, est considéré par les autorités turques comme l’instigateur du coup d’Etat raté de juillet 2016.

Les Etats-Unis n’ayant pas répondu favorablement à la demande turque d’extradition, Ankara voit dans le procès de Manhattan une « conjuration entre la CIA, le FBI et Gülen », comme l’a dit jeudi Bekir Bozdag, le porte-parole du gouvernement turc.

Le procès ne s’arrête pas là. Comme les transferts bancaires ont été facilités par Halkbank et par d’autres banques turques, des pénalités financières sont attendues. Elles seront fixées par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), agence du Trésor américain. Estimées à plusieurs milliards de dollars, elles risquent de fragiliser le secteur bancaire turc.

Alors que la monnaie locale ne cesse de se déprécier face au dollar et à l’euro, les banques doivent faire face aux restructurations de dettes réclamées par les entreprises du secteur privé, lourdement endettées (65 % du PIB).

Selon une source anonyme du secteur de la finance, « Halkbank est entrée en négociations avec l’OFAC depuis quelques mois déjà ». Une chose est sûre : la révélation des montants concernés n’interviendra pas de sitôt, certainement pas avant les élections législatives et présidentielle anticipées au 24 juin par le président Erdogan.