Question pour un champion : quel chiffre fait suite à « 1 » et à « 2 » ? Vous venez de répondre « 3 » ? Quel dommage ! Vous venez d’échouer à notre test de recrutement pour entrer dans l’industrie du jeu vidéo. Deux ans après la sortie de Battlefield 1, le géant américain Electronic Arts vient d’annoncer le nouvel épisode de sa série de jeux de tir, et il s’intitule Battlefield… V.

« Appréciez la constance. »

Numérotation délirante, absence de chronologie claire, alternance entre chiffres romains et arabes… les jeux vidéo se sont spécialisés dans les numérotages exotiques, de la simple petite facétie typographique aux combinaisons les plus tordues.

« 2.6 + 0.2 = 2.8 »

Mention passable pour Activision, qui vient de révéler un quatrième opus de sa série Black Ops, coquettement titrée Black Ops IIII (sic). Mention bien pour les éditeurs japonais Square Enix et Capcom, pour leurs anciennes productions respectivement intitulées Final Fantasy XIII-2 et Street Fighter Zero 3. Et félicitations du jury pour le chef-d’œuvre du genre : une compilation de deux jeux de rôle de Square Enix baptisée Kingdom Hearts 2.8 HD Final Chapter Prologue.

Kingdom Hearts 2.8 HD Final Chapter Prologue, une certaine idée de la simplicité. / SQUARE ENIX

La logique ? Mieux vaut parfois ne pas la demander. « 2.8, c’est un calcul très très simple, c’est une compilation réunissant Kingdom Hearts : Birth by Sleep 0.2 et Kingdom Hearts : Dream Drop Distance qui est considéré comme le 2.6. Or 2.6 + 0.2 = 2.8 », tentait d’expliquer au Monde Idir Ould Braham, responsable communauté de Square Enix France, à sa présentation en 2015. Tai Yasue, codirecteur de la série, reconnaît un petit jeu de la part de son équipe :

« On aime bien faire joujou avec nos titres, les rendre uniques. Il y a beaucoup de sens dedans, mais on s’amuse aussi avec, on regarde les réactions des fans. Kingdom Hearts 2.8 HD Final Chapter Prologue, je pense qu’on pourra difficilement aller plus loin ! »

Du « Parrain 2e partie » à « Space Invaders Part 2 »

Fut un temps, pourtant, où les stars de pixels se contentaient de logiques simples, souvent calquées sur son éternel modèle culturel, le septième art. Alors qu’au cinéma la numérotation sérielle ne date que de 1975 avec Le Parrain 2e partie (The Godfather: Part 2 en anglais), le jeu vidéo s’y convertit dès 1979, l’année suivant le premier succès planétaire de l’industrie, Space Invaders, avec une version baptisée Space Invaders Part II. Un hommage cinéphile d’autant plus gratuit qu’au contraire de la fresque de Francis Ford Coppola, les combats contre les envahisseurs spatiaux n’ont pas vraiment de scénario.

Space Invaders n’a ni fin ni histoire ? Pas un problème, pour Taito. / TAITO

En 1982, le premier jeu vidéo que l’on peut qualifier de suite narrative, Donkey Kong Jr, emprunte, lui, à la taxinomie de King Kong et Le Fils de King Kong. Mais à partir des années 1980, en même temps que Les Dents de la mer, Star Wars ou encore Freddy établissent durablement la mode des suites numérotées, le jeu s’y convertit. Super Mario Bros., Final Fantasy, ou encore Megaman s’égrènent, et pour longtemps : cette année, Capcom sortira même son Megaman 11.

Récemment, des séries suivant une histoire générale, comme Gears of War et Uncharted, se tiennent plutôt scrupuleusement à une numérotation classique. Lorsqu’ils s’en écartent pour un épisode de remplissage, soit consacré à des personnages mineurs ou lancé sur une plate-forme au parc installé restreint, ils s’en sortent avec simplicité et élégance — Gears of War : Judgment comme Uncharted: Golden Abyss s’insèrent dans la chronologie des jeux majeurs sans la bousculer. La logique peut donc aussi, parfois, être respectée.

« Uncharted 4 » est la suite d’« Uncharted 3 », tant d’un point de vue commercial que scénaristique. Presque une anomalie, dans le monde du jeu vidéo. / SONY

Des épisodes indépendants

Mais à la grande différence des œuvres cinématographiques, qui de Star Wars à Alien, s’inscrivent dans une continuité scénaristique, les jeux vidéo d’une même série peuvent n’avoir quasi aucun rapport narratif entre eux. Battlefield V ne sera la suite ni de Battlefield 1 (qui se déroulait en 1914-1918) ni de Battlefield 4 (situés en 2023) mais introduira un « nouveau contexte », prévient Electronic Arts.

C’est particulièrement le cas des Final Fantasy, où chaque nouvel opus est indépendant des autres, avec son propre univers, ses propres personnages, sa propre histoire.

Chaque Final Fantasy est complètement indépendant des précédents. Le premier épisode ne devait d’ailleurs pas avoir de suite, comme le suggère son titre, « La fantaisie finale », vestige d’un temps où Square était au bord de la faillite. / SQUARE ENIX

Seul le genre général — le jeu de rôle — et des détails comme la monnaie, certains animaux et deux ou trois thèmes musicaux les relient. Ainsi, pour donner une réelle suite scénaristique au dixième opus, celui-ci a dû être baptisé Final Fantasy X-2. Final Fantasy XI, lui, n’a aucun rapport avec le X.

Une histoire de (gros) chiffres

Derrière ces enchaînements très libres, des considérations souvent mercantiles. Dans un secteur où les plus grands succès gravitent autour de quelques noms connus, les numéros sont moins importants que les noms des jeux eux-mêmes, véritables marques commerciales, qui peuvent garantir à elles seules un succès.

L’anecdote est célèbre : Super Mario Bros. 2 (à gauche) est en réalité une version repackagée de Doki Doki Panic (à droite), un jeu japonais sans aucun rapport avec le héros de Nintendo.

Qui aurait acheté, en 1988, un jeu de plate-forme baptisé Doki Doki Panic, dans lequel une famille perse déterre des légumes et s’en sert comme projectiles ? Probablement personne. Mais rebaptisé Super Mario Bros. 2 par Nintendo, avec un changement de protagonistes idoine pour surfer sur le succès de Super Mario Bros. premier du nom, le voilà qu’il s’écoule à près de 40 millions d’unités.

On chercherait donc en vain une cohérence narrative, comme lorsque George Lucas a ajouté des numéros à ses premiers « Star Wars » (IV, V et VI) pour laisser place à une trilogie introductive. Dans le jeu vidéo, c’est souvent le pragmatisme commercial qui prime. Par exemple, Rockstar lancera en novembre un Red Dead Redemption 2, troisième opus de la série « Red Dead ». Son nom n’est pas tout à fait étranger au fait que le premier, Red Dead Revolver, se soit écoulé à 1,5 million d’unités, contre 15 millions pour sa suite Red Dead Redemption.

Red Dead Redemption II est le troisième épisode de la série Red Dead. Mais le premier (Revolver) s’est dix fois moins vendu que le second (Redemption). Rockstar a donc repris le nom de ce dernier. / ROCKSTAR

L’ombre de Super Mario 63

D’autres fois, ce sont des considérations non pas commerciales mais plutôt de communication qui entrent en jeu. En 2007, Electronic Arts passait ainsi de FIFA 2007 à FIFA 08 afin de marquer de manière visible une rupture, liée à l’arrivée d’un nouveau moteur technologique permettant une amélioration spectaculaire du réalisme de sa simulation footballistique annuelle.

Non, New Super Mario Bros. U n’est pas la suite de New Super Mario Bros. T. / NINTENDO

De son côté, Nintendo aime glisser des références au nom de ses consoles dans les titres de ses jeux. Super Mario 64 n’est pas la suite du « 63 », mais le jeu de la Nintendo 64, tout comme New Super Mario Bros. U ne prolonge pas l’histoire d’un hypothétique « T » mais tourne sur la Wii U.

De ce point de vue, chaque situation présente pour l’éditeur un cas de figure différent, et un défi unique. Et vous, comment baptiseriez-vous la suite de Beyond Good & Evil, jeu de 2003 dont la sortie s’était soldée par un échec, surnommée « Beyond Good & Evil 2 » depuis plus de dix ans par les fans, mais qui se déroulera en réalité avant le premier épisode, et mettra en scène cette fois non plus une planète mais un univers entier ? Si vous avez répondu Beyond Good & Evil² (notez l’exposant), félicitations, vous pouvez travailler dans l’industrie du jeu vidéo.