Franck Schneider donne un carton rouge au Havrais Jean-Philippe Mateta après sa célébration, dimanche, à Ajaccio. / PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Ça n’a pas dû lui arriver souvent, mais les mercredi 23 et dimanche 27 mai, le Toulouse Football Club aura derrière lui une bonne partie de la France du football. Il disputera un barrage en match aller-retour pour une place en Ligue 1 la saison prochaine, face à l’AC Ajaccio. Le club corse a gagné sa place dimanche 20 mai à l’issue d’un match en deux temps face au Havre, dans des conditions plus proches de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes que d’une partie de football.

En cas de victoire contre un TFC dépressif et déprimant, l’ACA ramènerait la Corse en Ligue 1, après la chute la saison dernière du Sporting Bastia (relégué en National 3 après son dépôt de bilan). Le football français y gagnerait : la Corse est sans doute la région où la passion du jeu est la plus forte dans le pays, en tout cas celle où le nombre de licenciés est le plus grand si on le rapporte à la population. En quarante-huit heures, le club a pourtant illustré la face sombre du football corse : racisme d’une partie des supporteurs ; climat de tension au stade ; postures victimaires des joueurs et des dirigeants. Le tout sous les yeux d’une Ligue de football professionnel (LFP) jusqu’à présent silencieuse.

« Sale Arabe », bagarre générale et envahissement de terrain

Rappel des faits :

  • Vendredi soir, jour initialement prévu de la rencontre au stade François-Coty d’Ajaccio, le car du Havre est arrêté et encerclé par quelque cent cinquante supporteurs ajacciens lançant fumigènes et bombes agricoles dans sa direction. Endommagé, le bus ne peut plus avancer, et les Havrais restent plusieurs heures enfermés dans l’habitacle, à la demande des forces de l’ordre, qui craignent pour leur intégrité physique. Dehors, les supporteurs corses traitent les joueurs, outre l’habituel « Français de merde », de « ramasseurs de coton », « négro » ou « sale Arabe », ainsi que l’a rapporté France Bleu. A la demande du préfet, la rencontre est reportée à dimanche soir. Le Havre n’obtiendra pas qu’elle se joue à huis clos.

Incidents en marge de la rencontre AC Ajaccio - HAC
Durée : 01:40

  • Durant la rencontre, dimanche soir, l’entraîneur corse Olivier Pantaloni est expulsé pour avoir, selon le quatrième arbitre, frappé dans une bouteille d’eau dans sa direction. Il sera pourtant de retour sur le terrain entre la prolongation et les tirs au but pour diriger ses joueurs.
  • En prolongation (le score est alors de 1-1), l’Ajaccien Mathieu Coutadeur intimide puis bouscule dans sa surface de réparation l’arbitre Franck Schneider — alors que le jeu est en cours —, lequel siffle un pénalty et sort un carton rouge. Une application à la lettre du règlement, selon les anciens arbitres devenus consultants.
  • Le Havrais Jean-Philippe Mateta transforme le pénalty et célèbre son but en imitant son ami le Lyonnais Memphis Depay, qui se bouche les oreilles en regardant les tribunes. Une célébration que Mateta commet régulièrement y compris au Havre, mais interprétée, dans ce contexte de tension, comme une provocation.
  • Les Ajacciens — y compris certains remplaçants — se ruent sur le jeune attaquant pour tenter de le gifler, pour certains avec succès, comme Ghislain Gimbert… ancien joueur du Havre. Au bout de la mêlée, deux Havrais sont expulsés, dont Jean-Philippe Mateta, et un Ajaccien.
  • Ajaccio égalise dans les arrêts de jeu de la prolongation ; le terrain est envahi avant les tirs au but. La séance se déroule malgré tout, et Ajaccio se qualifie grâce à Gimbert, qui, une demi-heure plus tôt, avait traversé un demi-terrain pour mettre une claque à Mateta.

L’intimidation comme un folklore

A l’issue de la rencontre, côté corse et côté normand, il n’y avait plus que des victimes. L’exemple venant d’en haut, l’ancien président du club et dirigeant nationaliste Alain Orsoni a annoncé son intention de démissionner du conseil d’administration de la LFP pour protester contre le pénalty sifflé contre l’ACA.

L’entraîneur havrais Oswald Tanchot s’est dit « fier de (ses) joueurs et dégoûté du football ».

Le défenseur havrais Harold Moukoudi a, après la rencontre, fait état de menaces répétées venues des tribunes mais aussi de membres de l’encadrement corse : « Quand vous jouez ici et que pendant quatre-vingt-dix minutes, même avant, on vous rabâche qu’en cas de victoire du HAC (Havre Athletic Club) vous ne sortirez pas, que ce soit le groupe ou pour les arbitres, c’est compliqué à gérer. Même des membres du club de l’ACA (AC Ajaccio)… A un moment donné, on n’est plus dans le football. »

Ce contexte d’intimidation de l’adversaire et des arbitres est si habituel dans les stades corses qu’il est parfois présenté comme faisant partie du folklore local, à ranger sur la même étagère que les polyphonies. Il y a un an, des supporteurs bastiais s’en étaient pris physiquement pendant la rencontre à des joueurs de l’Olympique lyonnais. Nous avions alors appelé Didier Rey, historien à l’université de Corte et spécialiste du football corse. Il racontait :

« Dans les années 1970, on a connu des cas où des arbitres étaient agressés sur la route qui les ramenait à l’aéroport, ou bien des équipes qui quittaient le stade dans des situations rocambolesques. J’avais interrogé, il y a quelques années, d’anciens joueurs de division 1 entre 1967 à 1980 sur leurs souvenirs de leurs déplacements en Corse avec des clubs non corses. Ils m’ont tous parlé de cette appréhension ressentie lorsqu’ils arrivaient à Bastia… Ensuite, la plupart ajoutaient qu’une fois sur le terrain ils jouaient au foot et voilà tout. »

Mais dimanche, il n’y eut pas que du foot.

Pour expliquer l’emploi de cette arme non conventionnelle, les dirigeants corses en reviennent fréquemment à l’injustice à laquelle ils feraient face. Il faudrait recevoir les continentaux comme des ennemis, car ils considéreraient le football corse avec mépris ; ce fut parfois vrai. La LFP a, par exemple, mis vingt-trois ans à appliquer la promesse de François Mitterrand de ne plus disputer de match le 5 mai, jour du drame du stade de Furiani en 1992.

Mais les clubs corses, désargentés par rapport à ceux du continent et pour qui la fusion entre plusieurs d’entre eux est inenvisageable en raison de rivalités historiques, n’ont souvent eu besoin de personne d’autre pour nuire à leurs propres intérêts.

Le Sporting Bastia, qui accusait souvent la Ligue de vouloir « détruire le club », a en réalité été sabordé par ses propres dirigeants, dont la gestion a été sanctionnée par la direction nationale du contrôle de gestion, et intriguerait aujourd’hui le liquidateur judiciaire du club, selon une enquête récente de L’Equipe.

Dimanche soir, c’est son rival acéiste qui s’est mis seul dans une position délicate, dont on attend encore de connaître les éventuelles conséquences disciplinaires. Celles pour l’image du football corse sont immédiates.