Nicolo Laurent, comme il se fait appeler, est depuis octobre 2017 le PDG de Riot, l’entreprise aux 80 à 100 millions de joueurs mensuels, grâce à son unique et infatigable triomphe, League of Legends. A l’occasion des MSI, une compétition mondiale organisée à Paris de vendredi 18 à dimanche 20 mai, le Français de 36 ans explique la philosophie de l’entreprise, qui lui a permis de révolutionner l’écosystème du jeu vidéo. Et place Riot face à un dilemme : quel jeu lancer après un tel premier succès ?

Le Monde : Comment définit-on une stratégie pour League of Legends, quand il y a si peu d’équivalents dans le jeu vidéo pour servir de modèle ?

Nicolas Laurent : Nous avons toujours poursuivi notre petit bonhomme de chemin. A la base, on a créé League of Legends car on en avait marre que les éditeurs, lorsqu’ils sortaient nos jeux, passent immédiatement après au jeu suivant. Alors on l’a lancé, en se disant qu’on allait continuer à l’améliorer, à le faire vivre au jour le jour.

A l’époque, nous nous sommes inspirés des éditeurs asiatiques, mais aussi des sociétés Internet. Facebook, c’est une inspiration pour moi. Il n’y a pas de « Facebook 2 », il n’y a pas de second site Web. Facebook a lancé le sien et continué à l’améliorer avec le temps. C’est ce qu’on essaie de faire avec l’e-sport.

L’écosystème e-sport n’était pourtant pas le plan de base, c’est venu des joueurs…

C’est vrai que les compétitions, ce n’était pas prévu au départ, mais l’idée d’écouter les joueurs et de continuer à les soutenir, c’était là au début. On a vu que les tournois se développaient, et vers 2010-2011, on s’est dit qu’il faudrait aider à formaliser tout ça. Cet état d’esprit, c’est l’ADN de notre société.

Nicolo Laurent a rejoint Riot Games en 2009 pour développer l’entreprise à l’international. Il est aujourd’hui son PDG. / Riot Games

La comparaison avec Facebook vient de la modification permanente du produit ?

C’est ça. On voit le jeu comme un game as a service, comme on dit en anglais. Ce n’est pas un produit que l’on lance, mais un service que l’on améliore en suivant la réaction des utilisateurs.

Pourquoi aller chercher l’inspiration pour un jeu en Asie ?

C’est en Corée du Sud que tout ça s’est développé. Les éditeurs se sont rendu compte que passer un jeu en gratuit et l’améliorer avec le temps, c’était un bon business model. Personne n’y croyait en Occident. Quand Riot s’est lancé, beaucoup d’investisseurs ont dit qu’il fallait soit lancer un AAA [jeu à très gros budget] payant, soit un jeu médiocre gratuit. Nous, on a décidé de mêler les deux.

Quels sont vos meilleurs et pires souvenirs de ces presque dix ans ?

Quand nos résultats ont complètement explosé aux Etats-Unis et en Europe, nous avons pris confiance, et le pays de lancement que j’ai choisi pour la suite, c’était la Corée du Sud, un pays extrêmement concurrentiel, avec beaucoup de patriotisme, mais on a réussi à devenir numéro un. Cela a été un grand moment.

Les moments les plus durs, c’est quand il faut se séparer des gens. Je me souviens avoir dû, le lendemain de ma lune de miel à l’autre bout du monde, licencier le patron d’une filiale qui ne faisait pas l’affaire et laisser les équipes seules pendant plusieurs mois.

Riot travaille désormais sur d’autres jeux, est-ce que cela change l’organisation ?

Pour l’instant, non, car la société tourne bien sur League of Legends, et les autres projets, ce sont de petites équipes à côté. Elles grossissent et travaillent de manière autonome, on ne parle pas encore de réorganisation en tant que telle. En revanche, il y a pas mal de changement de focus, de centre d’intérêt, en tout cas de ma part. Je joue pas mal à nos jeux en projets, pour vérifier qu’ils sont bons et que tout se passe bien. Beaucoup d’équipes commencent à se concentrer sur ces nouveaux jeux, qui sont le futur de la boîte.

Riot a un luxe, c’est que, étant donné le succès de League of Legends, vous n’avez aucun calendrier imposé…

Toute stratégie a ses avantages et ses inconvénients, mais c’est une énorme valeur ajoutée. D’ailleurs, si League of Legends a autant fonctionné, c’est grâce à ça. Riot, au début, c’est une boîte qui a dépensé 10 millions de dollars pour un jeu qui ne fonctionnait pas. C’était une catastrophe. Mais avec un financement supplémentaire et une année de plus de développement, c’est devenu l’un des plus gros succès du monde. Pourtant, c’était la même équipe, la même stratégie. La différence, ce sont les moyens en plus.

Prendre le temps aujourd’hui de bien faire les choses, avoir des finances plus que correctes, c’est un luxe. D’autres studios, comme Blizzard, ont ce luxe-là, et nous avons le même genre de philosophie.

Cela dit, avoir la pression du calendrier, ça peut aider aussi à se motiver, on met en place des process pour cela. Et puis il y a la pression du second jeu, parce qu’il ne faut pas se mentir, sur League of Legends, on a pris de bonnes décisions, mais il y a aussi un facteur chance, un facteur timing, qui fait qu’il y a peu de probabilité qu’on réitère un tel succès.

Les succès astronomiques de PUBG et Fortnite influent-ils votre réflexion ?

[Il hésite.] Le premier point, pour être honnête, c’est que la productivité au boulot s’effondre. PUBG, on a tous été à fond pendant des semaines quand il est sorti ! [Rires.] Plus sérieusement, ce qui est hyper intéressant, c’est ce côté « on se lance très rapidement sur un concept même si on n’a pas encore résolu tous les problèmes complètement, on le fait progressivement ». C’est très intéressant en termes de business.

L’analogie en anglais c’est le blue ocean [les marchés nouveaux, où il faut être les premiers] contre le red ocean [les marchés concurrentiels, où il faut être le meilleur]. Sur le premier, si on arrive avec un produit à l’arrache, c’est très difficile. En revanche, si on arrive avec un produit tout nouveau, sur un marché qui n’existe pas, avec un jeu un peu moins fignolé mais qu’on peut prendre le temps de l’améliorer en écoutant les joueurs, ça marche tout aussi bien.

Ça, c’est PUBG ?

C’est PUBG, mais c’est aussi League of Legends. On est arrivé avec un jeu pas très fignolé mais qu’on a amélioré avec le temps. Les exemples de PUBG et Fortnite renforcent l’idée de mettre rapidement dans les mains des joueurs les jeux nouveaux et de les bonifier ensuite.

Vous allez commencer par lancer un jeu innovant ou d’abord viser un marché concurrentiel ?

On travaille sur plusieurs jeux, et j’aimerais bien être dans ma tour et pouvoir vous répondre que tel ou tel sortira en premier, mais ce n’est pas possible. Le premier qu’on lancera, ce sera celui qui sera prêt le plus tôt.

Votre stratégie fait un peu penser à Google, qui a lancé beaucoup de produits pour expérimenter.

Je ne pense pas qu’on ira jusque-là. On a extrêmement bien réussi avec un seul jeu ces dix dernières années, si on réussit avec deux, voire trois, allez, quatre, jeux ces dix prochaines années, ce serait déjà génial.

L’autre avantage qu’on a dans la boîte, c’est qu’on a 99 % de hardcore gamers. Le premier lancement qu’on va faire, c’est en interne au sein de la boîte, et d’ailleurs c’est déjà le cas. Même si le retour des développeurs n’est pas exactement celui des joueurs, c’est déjà très indicatif de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Quand on lancera notre prochain jeu, on aura déjà un sacré degré de confiance.

La façon dont je vois le développement, c’est : quand on commence à être convaincu d’un jeu, on engage un cycle de développement [continu] de quinze, vingt ans. Ensuite, combien de temps laisse-t-on jouer nos développeurs, et à partir de quand on fait rentrer nos joueurs dans le jeu ?

Quels objectifs vous donnez-vous pour cette relève ?

On se donne plutôt des objectifs de rétention de joueurs, on pense vraiment que le succès de League of Legends a été là. De ma vie de professionnel du jeu vidéo, je n’en avais jamais vu autant, même World of Warcraft. Tous les mois, des gens s’inscrivent, des gens arrêtent, des gens reviennent, et avec le temps, il n’a fait que grossir. Aujourd’hui, c’est ça qu’on regarde en interne : est-ce que tu préfères jouer à PUBG, à Fortnite ou à notre nouveau jeu ? On évalue la rétention en interne.