Au printemps, avec ses arbres au feuillage fourni, ses étendues d’herbe et ses aires de jeux, l’endroit fait le bonheur des enfants. Sur les bancs, à l’ombre, parents et nounous discutent. Des trottinettes croisent des poussettes. Quelques mètres plus loin, des adolescents jouent au foot dans un city stade vieillot, juste à côté d’un terrain de basket au sol craquelé. Située entre l’école maternelle Arc-en-ciel et la caserne des pompiers, la plaine de jeux du quartier Saragosse, à Pau, offre une ambiance juvénile et familiale, à peine troublée par une pétarade de scooter de temps à autre.

C’est pourtant là, au pied de la caserne, qu’un jeune homme de 32 ans est mort, vendredi 18 mai en fin d’après-midi, après avoir été roué de coups. La scène s’est déroulée en plein jour. Sous le regard de mères de famille, et à quelques mètres de gamins encore trop petits pour comprendre la signification des draps blancs déployés après l’agression. Du drame, il ne reste désormais plus qu’une croix jaune peinte sur la pelouse, là où Jacques Béli Niebé a été tué. Et des bouquets de fleurs, avec un mot : « Honte aux jeunes auteurs imbéciles de cet acte barbare ! »

Crainte de représailles

Lundi 21 mai au petit matin, deux jours après l’audition des témoins, trois mineurs du quartier Saragosse ont été interpellés à leur domicile. Le plus âgé a à peine 16 ans. L’un d’entre eux a été libéré mardi matin après une journée d’audition, mais la garde à vue des deux autres a été prolongée. Entre-temps, le quartier a été secoué par un incident survenu dimanche en début d’après-midi, lorsqu’une voiture a tenté de renverser un adolescent, au pied de la tour Isabe. La crainte de représailles est venue hanter certains habitants. Mais l’enquête n’a permis d’établir aucun lien entre les deux faits.

Comment expliquer l’agression mortelle, à laquelle ont pris part une douzaine de personnes, pour la plupart mineurs, dont quatre seraient restées plus longtemps pour porter les coups les plus violents, selon les dires de plusieurs témoins ? Certains affirment avoir vu les agresseurs utiliser, en plus de leurs poings et de leurs pieds, des bouts d’une chaise, et des barres, pour frapper le jeune homme.

Venu vivre à Pau il y a quelques mois avec sa famille, Jacques Béli Niebé, Français d’origine burkinabé, habitait un immeuble jouxtant le quartier Saragosse. Il n’était pas connu de la police locale. En revanche, il avait été visé par plusieurs procédures judiciaires lorsqu’il vivait dans le Val-d’Oise, dont une affaire de stupéfiants. « Aucun lien n’est établi entre son passé et les faits survenus », a indiqué, lundi, la procureure de Pau, Cécile Gensac. Récemment, le jeune homme avait trouvé un travail d’agent d’entretien dans un centre commercial.

Témoignages contradictoires

En attendant les résultats d’une autopsie réalisée à l’institut médico-légal de Toulouse, les enquêteurs doivent encore démêler le vrai du faux parmi les témoignages parfois contradictoires, et compter avec une omerta qui règne. Dans le quartier Saragosse, l’un des deux « quartiers prioritaires » de Pau, la parole se libère difficilement. Et quel crédit accorder à tel adolescent qui assure que la victime était « alcoolisée » ? Ou tel autre qui affirme qu’elle menaçait un « petit » ? Devant la caméra de BFM-TV, le frère de l’un des gardés à vue a même avancé la « légitime défense » pour évoquer le lynchage. Sans aller jusqu’à le dire officiellement, les enquêteurs, eux, n’ont que peu de doutes sur le fait que le déchaînement de violence soit lié à une affaire de stupéfiants.

Jeune maman de 25 ans, Allison Lopez est l’une des rares à avoir accepté de parler aux micros ces derniers jours, sans requérir l’anonymat. « Je trouve horrible que tout le monde ferme sa gueule et ferme les yeux », explique-t-elle. Elle est arrivée à la fin de l’agression, à laquelle a assisté son amie, Edwige Reynaud. Comme d’autres, Allison Lopez, qui habite à Saragosse depuis quelques mois, décrit « un quartier jusque-là tranquille », où les jeunes « font des petites conneries ». Le climat se serait tendu ces dernières semaines.

A dix minutes à pied au nord-est du centre historique, l’ensemble des immeubles autour de l’avenue Saragosse, où vivent quelque 4 000 habitants, avec une surreprésentation des jeunes et des étrangers par rapport au reste de la ville, a été construit, en grande partie, dans les années 1960. Le nom du quartier lui a été donné en 1968, à une époque où les immigrés espagnols constituaient la majorité des arrivants. Depuis, d’autres sont venus du Maghreb, d’Europe de l’Est, de Tchétchénie. Ici, les barres HLM portent le nom de lacs pyrénéens : Isabe, Anglas, Arrémoulit, Ayous… Longtemps considéré comme plus calme que le quartier d’Ousse-des-Bois, à quelques centaines de mètres de là, où les caillassages de policiers n’étaient pas rares avant que les tours ne soient détruites et l’habitat réaménagé, Saragosse attend encore sa grande rénovation, prévue pour bientôt. Ces dernières années, plusieurs commerces ont fermé après des incendies ou s’être fait voler la caisse. Ici, « comme dans d’autres quartiers », les adultes déplorent que les jeunes soient « désœuvrés ».

Arrivée en 1969, à l’époque où elle voyait « les vaches depuis l’appartement », Françoise – le prénom a été modifié –, une retraitée qui reçoit dans son salon propret, décrit un « quartier sympa ». Elle reconnaît toutefois ne pas être toujours à l’aise face à certains « jeunes », à qui elle n’ose plus rien dire quand ils multiplient les incivilités. Dans un sourire, comme pour s’excuser, elle confie : « On est un peu obligé de vivre dans la lâcheté. »

Après l’agression mortelle de vendredi, le maire de Pau, François Bayrou, a dénoncé « des réseaux prêts à toutes les violences pour imposer leur loi, en s’abritant souvent derrière l’âge des délinquants ». « Ce n’est pas une zone de non-droit, la vie y est tout à fait normale et populaire, a-t-il rappelé, mais en souterrain des dérives sont en train de s’insérer, et il faut lutter contre. » D’où l’importance de la future police de sécurité du quotidien, selon lui. Un dispositif dont Pau sera l’une des villes pionnières, avec l’arrivée d’une dizaine de policiers, prévue en septembre.