Au stade François-Coty, à Ajaccio, le 20 mai, après l’égalisation des Ajacciens signée Mady Camara. / PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Le 22 mai 2018 restera dans l’histoire du football corse comme le jour où le Sporting Bastia et l’AC Ajaccio ont été du même avis. Il n’y a pas attelage plus improbable, entre le club de toute la Corse et celui qui, depuis quinze ans, dispute au vénérable Sporting le leadership régional. Sur le bord de la route qui relie Bastia à Ajaccio, on lit parfois, tagué à la bombe, « ACA Gaulois », insulte suprême. Pourtant, depuis les incidents ayant émaillé la victoire face au Havre, dimanche 20 mai, toute l’île fait bloc derrière le club rouge et blanc, jadis pas assez corse, aujourd’hui symbole de la résistance aux instances métropolitaines. « Une fois de plus, pour ne pas dire une fois de trop, le football corse est traîné dans la boue. Et, à travers lui, c’est la Corse entière qui est bafouée », a écrit le club bastiais, évoluant désormais au cinquième échelon national. Comme pour confirmer que cette victoire, qui vaut à Ajaccio de disputer un barrage d’accession à la Ligue 1 face au Toulouse FC (match aller mercredi 23 mai, retour dimanche 27), avait largement dépassé le cadre footballistique.

La dynamique des dérapages de supporteurs et de dirigeants de clubs corses est désormais bien connue : violences et insultes racistes lors d’un match, indignation médiatique, timide réaction de la Ligue de football professionnel (LFP) et complainte victimaire du club sanctionné. Cette fois, le cycle s’est enrichi de réactions politiques au plus haut niveau, des deux côtés de la Méditerranée. Que le match ait opposé le club de la ville d’Edouard Philippe à celui de l’ancien chef nationaliste Alain Orsoni, qui côtoie depuis quarante ans les dirigeants nationalistes de l’île, Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni, n’y est sans doute pas étranger.

Cris racistes

Interpellé, mardi, sur les cris racistes, le climat d’intimidation et les violences entre joueurs ayant ponctué les deux déplacements du Havre à Ajaccio, le premier ministre n’a pas éludé la question lors de son chat hebdomadaire sur Facebook. « Comme une immense majorité de Français, j’ai été consterné par ce que j’ai vu », a assuré l’ancien maire du Havre.

Dans la matinée, Gilles Simeoni, président de l’exécutif corse, avait dénoncé un « climat d’hystérie anti-Corse », et Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse, promis une « riposte énergique » devant la justice pour « faire valoir les intérêts moraux [du] peuple [corse] ».

Dans l’attente, le parquet d’Ajaccio s’est déjà saisi des événements en ouvrant trois enquêtes distinctes sur le caillassage du car havrais vendredi, l’agression présumée du président du HAC (Le Havre Athletic Club), Vincent Volpe, dimanche en tribune officielle, et un jet de fumigène dans le stade François-Coty.

Des « pressions politiques venues du plus haut niveau de l’Etat » ont incité la Ligue à agir. « Peut-être que, sentant une certaine pression médiatique et l’ampleur que ça prenait, ça a fait changer la décision »

Pour Agnès Firmin-Le Bodo, députée La Répulique en marche du Havre et ancienne adjointe du premier ministre à la mairie, « ce sont les Corses qui politisent le débat, parce que ça les arrange ». Présente à Ajaccio pour assister au match, l’élue se dit ébahie de la conviction avec laquelle les dirigeants corses ont évoqué, devant elle, une machination visant à leur faire perdre le match sur tapis vert. « C’est un complot pensé dans le seul but d’empêcher l’accession d’un club corse en Ligue 1 », disait Léon Luciani, président du club ajaccien, après la décision, mardi, de la LFP de faire disputer le barrage aller face à Toulouse sur terrain neutre, à Montpellier.

Cette décision a provoqué l’irritation dans les deux camps, qui ont chacun fait appel : Le Havre espérait obtenir la qualification sur tapis vert, et Ajaccio perd l’une de ses meilleures armes, le contexte intimidant du stade François-Coty. « J’ai l’impression que, selon la position géographique du club, les règles changent et ne sont pas les mêmes », a déploré le défenseur havrais Harold Moukoudi.

Avec cette décision mitigée, la LFP espère mettre fin à une séquence brûlante, durant laquelle elle a brillé par son silence. Il a fallu attendre lundi soir, près de vingt-quatre heures après les événements et trois jours après le caillassage du bus havrais, pour connaître le sentiment de la dirigeante du football français, Nathalie Boy de la Tour. Elle a d’abord semblé minimisé leur gravité, parlant de simples « faits de jeu », avant d’annoncer l’examen de la requête du HAC le jeudi… lendemain du match de barrage aller.

« Corsitude »

En fin de soirée, la LFP rétropédalait et annonçait une réunion en urgence de la commission des compétitions. Cette volte-face, coïncidant avec un coup de fil de la ministre des sports, Laura Flessel, fait dire à Gilles Simeoni que des « pressions politiques venues du plus haut niveau de l’Etat » ont incité la Ligue à agir. « Peut-être que, sentant une certaine pression médiatique et l’ampleur que ça prenait, ça a fait changer la décision », estime de son côté Mme Firmin-Le Bodo. Mardi soir, Edouard Philippe a jugé « l’ensemble des décisions » de la Ligue « difficile à comprendre pour plein de gens de bonne foi ». La Ligue conteste avoir tardé à réagir : « On nous accuse démagogiquement d’avoir manqué de réactivité, on parle de lundi férié, mais la décision a été prise moins de quarante-huit heures après les faits. »

Egalement critiquée pour avoir maintenu la rencontre à Ajaccio, sans huis clos, malgré les incidents du vendredi soir, la LFP renvoie les responsabilités à la préfecture : « La préfecture s’engageait par écrit à garantir la sécurité du matchToute décision de délocaliser la rencontre était impossible sur le plan juridique. Elle aurait été contestée par Ajaccio, dont le recours aurait eu toutes les chances d’aboutir. Jusqu’à présent, à part les fumigènes, Ajaccio n’avait pas trop fait parler de lui. »

Ajaccio-Le Havre : le temps des sanctions
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L’AC Ajaccio est un club peu populaire sur l’île et même concurrencé dans sa ville par le Gazélec, lui aussi en Ligue 2. Mais, ces dernières années, les jeunes de L’Orsi Ribelli, principal groupe ultra de l’ACA, ont fait assaut de provocations pour revendiquer leur « corsitude », devenu le moteur du supportérisme sur l’île.

« Auparavant, les supporteurs bastiais tenaient le haut du pavé et faisaient fréquemment la une, note un responsable policier corse. Désormais, certains supporteurs ajacciens tiennent leur revanche et essaient eux aussi de briller en reprenant les recettes de leurs modèles honnis. »

Cet épisode est une occasion unique de renforcer son image de nouveau club qui compte sur l’île, alors que le Sporting Bastia a été coulé par ses précédents dirigeants. Pour un club corse, un communiqué de soutien du Sporting a valeur d’adoubement ; une sanction de la LFP est une consécration.