La loi sur les fausses nouvelles, une fausse bonne idée ? A l’occasion d’une conférence sur les « fake news », mardi 22 mai au siège du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), plusieurs chercheurs issus de la philosophie, du droit, de la sociologie ou encore de l’informatique ont exprimé leur méfiance vis-à-vis du projet actuel de loi contre la « manipulation de l’information », comme elle a été rebaptisée, à l’occasion des débuts de son examen à l’Assemblée mercredi 23 mai.

La proposition de loi lutte contre les « fake news » sera « probablement inusitée », estime par exemple Nathalie Mallet-Poujol, juriste au CNRS, spécialiste du droit de la presse et d’Internet, qui rappelle que de nombreuses dispositions légales contre les fausses nouvelles existent déjà depuis le XIXe siècle. Pour Mme Mallet-Poujol, qui suggère l’exercice d’une autorité administrative indépendante, comme celle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL – le gendarme des données personnelles) ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), la question est également celle des possibles peines accessoires, comme celle du retrait de l’information, une disposition qui peut vite se révéler vaine et inopérante sur Internet.

Pour Vincent Claveau, informaticien qui travaille au sein du CNRS sur des algorithmes de détection des faux sur Internet, cette loi ne sera en effet que « symbolique », car, dit-il, les fausses informations se diffusent de manière plus rapide que les véritables nouvelles. Les techniques informatisées de détection, à supposer qu’elles soient implémentées par les propriétaires des grandes plates-formes du Web un jour, ne suffiront jamais à empêcher leur propagation. « Les montages grossiers, faciles à démasquer, préfigurent du “deep fake”, des faux plus élaborés, mélange de “deep learning” et de “fake”, rappelle-t-il en évoquant la vidéo d’un faux discours d’Obama. On peut faire dire n’importe quoi à un personnage public pourvu qu’on ait assez d’éléments disponibles. C’est un jeu du chat et de la souris. »

La question plus générale de la gouvernance du Web

Au-delà des questions pratiques se posent des problèmes de fond. Pour Francesca Musiani, sociologue spécialiste de l’architecture du Web, « l’essor des fake news est lié directement au modèle économique des grandes plates-formes », et pose surtout la question de la gourvernance d’Internet. « On se pose très peu la question de ce qu’on veut corriger », relève Emeric Henry, économiste à Sciences Po Paris, auteur d’une étude sur l’impact du « fact-checking » – la vérification de faits – en contexte électoral. A ses yeux, il serait plus pertinent de s’interroger sur l’une des clés de la circulation des fausses informations sur les réseaux sociaux : le fait que la propagation d’une rumeur d’un simple clic (« j’aime », « like », « retweet ») soit gratuite.

Francesca Musiani relève que Facebook et Google ont été plus prompts que les pouvoirs publics à agir contre l’exploitation de leurs plates-formes à des fins malveillantes, ce qui pose un problème en termes de légitimité. « La privatisation de la régulation des contenus en ligne est l’un des enjeux majeurs de la gouvernance de l’Internet, cet oligopole suscite des inquiétudes, il y a le risque de dérives et d’entraves à la liberté d’expression. »

Risques de dérives antidémocratiques

Mais un gouvernement est-il plus légitime à décider du vrai et du faux ? Jean-Claude Monod, philosophe au CNRS spécialiste de la « post-vérité » – l’idée que dans la société actuelle, le respect de la vérité ne serait plus une valeur –, soulève les risques de dérive antidémocratique inhérents à ce projet législatif. « Il faut prouver que les informations sont fausses, sans quoi ce serait la porte ouverte à toutes les censures. C’est l’une des raisons du malaise que suscite ce projet de loi. » Et de rappeler que l’argument de l’intrusion de pouvoirs étrangers a justifié le musellement des médias en Russie et en Hongrie. « Peut-on exempter le gouvernement français de ces tentations ? Je laisse la question ouverte, mais il faut se la poser. »

Citant Annah Arendt, Jean-Claude Monod rappelle que la vie politique ne se nourrit pas exclusivement d’énoncés vérifiables, et encore moins, dans une société ouverte, d’énoncés compatibles entre eux. « La démocratie est une forme de gouvernement qui implique une pluralité d’opinions, et la prétention de détenir la vérité ne fait pas bon ménage avec la démocratie. Il faut accepter que règnent des opinions différentes et non une seule vérité que le gouvernement se ferait fort d’appliquer. » En lieu et place d’une loi, il invite à une vigilance individuelle.

Jean-Gabriel Ganascia, président du comité d’éthique du CNRS, auteur d’un avis intitulé « Quelles nouvelles responsabilités pour les chercheurs à l’heure des débats sur la post-vérité », évoque le dilemme des scientifiques. « On est saisi d’un malaise. Le doute et la méfiance sont consubstantiels à la posture scientifique – c’est pourquoi il nous faut produire des preuves – mais on se sent pris en otage par des tenants d’idéologies qui ne sont pas dans une recherche de vérité », regrette-t-il dans une allusion aux discours remettant en question le réchauffement climatique ou l’efficacité des vaccins. Il suggère d’enseigner l’histoire des sciences dès le plus jeune âge pour faire découvrir les grandes controverses scientifiques, comme l’opposition entre la cosmologie et la révolution copernicienne, et familiariser les futurs citoyens à la différence entre le doute scientifique et des vérités alternatives « pernicieuses ».