Un skieur dans la station de sports d’hiver de San Sicario, dans les Alpes italiennes, le 30 décembre 2015. / MARCO BERTORELLO / AFP

Maurice Feschet n’est pas un habitué des micros ni des caméras, mais la démarche à laquelle il participe est inédite, elle aussi. Jeudi 24 mai, ce producteur de lavande de Grignan, dans la Drôme, et dix autres familles devaient présenter, lors de conférences de presse simultanées à Paris et dans plusieurs capitales étrangères, l’action climatique collective qu’ils engagent auprès du Tribunal de justice de l’Union européenne. Il s’agit d’une première à l’échelle de l’Europe : jusqu’à présent, seuls des entreprises ou des Etats ont été l’objet de contentieux, mais jamais un groupement de pays.

Ces onze familles, soutenues par une kyrielle d’ONG, ainsi que des juristes et des avocats, accusent le Parlement et le Conseil européens d’échouer à protéger les citoyens face à la menace du réchauffement. « Cela fait quinze ans que j’observe des variations abruptes du climat, la nature est vraiment malmenée », confie le lavandiculteur de 72 ans.

Ces familles estiment les objectifs de l’Union européenne à l’horizon 2030 – baisse d’au moins 40 % de ses émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1990 – insuffisants pour garantir les droits fondamentaux à la vie, la santé, l’activité et la propriété des populations, et pour atteindre les objectifs fixés par l’accord de Paris sur le climat. Elles demandent notamment que soient annulés les trois paquets législatifs, en cours de publication, régulant les quotas d’émissions de CO2, d’une part, les activités non couvertes par le marché carbone (transports, agriculture, bâtiment), d’autre part, et le secteur forestier des Vingt-Huit.

Issus des quatre coins de l’Europe, les plaignants sont tous affectés par le dérèglement climatique. « En six ans, nous avons perdu 44 % de nos récoltes à cause des aléas climatiques qui nous frappent de plus en plus durement, précise l’agriculteur drômois. En 2017, nous avons vécu cinq mois et demi de sécheresse. L’année précédente, ce sont les pluies à répétition qui ont mis à mal les plantes. Grignan comptait 46 producteurs dans la lavande, la vigne ou la truffe à la fin des années 1960, il n’en reste que 16 aujourd’hui. »

Bétail déplacé

En Allemagne, l’hôtel-restaurant de la famille Recktenwald, bâti sur une île de la mer du Nord, est menacé par la montée des eaux. Au Portugal, Armando Carvalho a perdu ses trois plantations de chênes dans les feux de forêt de 2017. En Roumanie, le manque d’eau contraint Petru Vlad et les siens à déplacer leur bétail de plus en plus haut. Une famille du Kenya, confrontée à des vagues de chaleur extrême, et une autre des Fidji, fragilisée par la multiplication des cyclones dans la zone Pacifique, participent au recours et illustrent la dimension planétaire du dérèglement climatique.

« L’Union européenne a une obligation de protéger les droits humains à travers le monde », insiste Marie Toussaint, présidente de Notre Affaire à tous. Cette association, qui milite pour la justice climatique, est la tête de pont française de l’action du 24 mai, soutenue aussi par les réseaux européens du Climate Action Network (CAN), Greenpeace, Care International ou Friends of the Earth.

Mais ces ONG n’interviennent qu’en soutien aux familles. La plaidoirie d’une centaine de pages qui devait être déposée jeudi au tribunal de Luxembourg est l’œuvre de quelques juristes, dont Roda Verheyen. L’avocate a pour fait d’armes d’avoir obtenu d’une cour d’appel allemande, en novembre 2017, qu’elle examine la demande de réparation d’un agriculteur péruvien, Saul Luciano Lliuya, qui rend l’énergéticien allemand RWE responsable de la fonte des glaciers dans son pays natal.

Plus de 800 actions aux Etats-Unis

« L’un des points forts de ce recours réside dans le répertoire développé, analyse Christel Cournil, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris-XIII. Il mobilise des valeurs juridiques communes, comme les droits fondamentaux ou les droits des générations futures. » L’enseignante-chercheuse observe à plus large échelle cette tendance à se tourner vers la justice. Selon les estimations publiées en mai par l’institut de recherche Grantham sur le changement climatique et l’environnement, les Etats-Unis recenseraient à eux seuls plus de 800 actions de ce type. Un rapport des Nations unies paru en 2017 faisait état de 119 recours au sein de l’UE.

Dans l’affaire des onze familles, le tribunal chargé de statuer sur la recevabilité de la démarche n’aura pas la tâche facile. Le juge devra évaluer le préjudice direct et individualisé des plaignants. Il s’interrogera aussi sur la responsabilité de l’UE et son niveau d’ambition climatique. Pour le spécialiste du droit de l’environnement Laurent Neyret, l’initiative démontre que « la société civile est une fois de plus gardienne du respect des engagements internationaux » et constitue une « action politique par le biais d’une action judiciaire ».