« Bonjour et bienvenue sur Madame Récré en français. Aujourd’hui, nous allons ouvrir 25 œufs-surprises et sachets-surprises. » Cette voix douce et enjouée, des milliers d’enfants amateurs de YouTube la connaissent par cœur. Madame Récré se garde bien de montrer son visage. Seules ses mains d’adulte apparaissent sur les vidéos de déballage de jouets, de mise en scène de poupées, de pâte à modeler, qui atteignent pour certaines plusieurs millions de vues. Ces vidéos de cinq à vingt minutes pourront sembler rébarbatives aux plus grands – nombre de parents ne cachent pas, sur les forums, leur agacement face à ces vidéos répétitives. Mais ces pastilles ne sont pas à destination des adultes ni des fétichistes du jouet : elles sont conçues pour plaire aux maternelles.

25 oeufs surprises sachets Pat' Patrouille Comme des bêtes Avengers Déballage de Jouets
Durée : 14:46

Pour Claire Blanchet, psychologue clinicienne spécialisée dans les enfants et les adolescents :

« Il est vrai que c’est un phénomène assez étonnant pour nous, adultes. Ces contenus sont pauvres pour la créativité. Une explication qui me vient est que l’enfant s’identifie à ces vidéos et que ça sollicite les neurones miroirs, qui les amènent à reproduire ce qu’ils voient. Il y a aussi quelque part le même effet qui pouvait se produire autrefois devant les vitrines de Noël. »

Se sentir moins seul

Bien que les dessins animés comme Peppa Pig, Masha et Michka, ou encore Paw Patrol fassent eux aussi des audiences records sur les plates-formes en ligne, les enfants plébiscitent également les comptines et les tests de jouets. Lancée par un couple britannique en 2011, la chaîne de chansonnettes Little Baby Bum était devenue, quatre ans plus tard, l’une des cinq chaînes les plus influentes au monde en nombre de vues sur YouTube. En France, des chaînes de comptines, comme la très populaire Le Monde des Titounis, diffusent dans plusieurs langues.

Comptines et chansons - 3h - Monde des Titounis - Ah les crocodiles
Durée : 03:00:42

Des choix plutôt naturels, souvent dans le prolongement des programmes de télévision pour la jeunesse. « Mais, d’eux-mêmes, les enfants vont aussi beaucoup regarder des vidéos d’autres enfants qui s’amusent comme eux le feraient, une sorte de moyen de se sentir moins seul : courses de voitures, batailles de Playmobil, etc. », estime Cyril Di Palma, délégué général de l’association Génération numérique, qui fait de la sensibilisation auprès des écoliers français.

« Ces déballages de jouets appellent à des mécanismes, des invariants qui existaient déjà avant et qui fonctionnent auprès des plus jeunes, les moins de 8 ans essentiellement : l’instantanéité, la surprise, une forme d’interactivité. De plus, ces vidéos YouTube sont généralement filmées sans effets spéciaux, de façon très basique. Cela renforce le sentiment d’identification, car les enfants n’aiment pas avoir la sensation qu’on leur ment, qu’il y a du faux », explique Coralie Damay, enseignante-chercheuse à l’ISC Paris, spécialiste du marketing de l’enfant.

En 2016, sur les cent premières chaînes YouTube en termes d’audience, tous publics confondus, vingt étaient par exemple consacrées aux ouvertures de jouets, rappelle le Guardian. Les déballages d’œufs-surprises en plastique ou en chocolat sont l’une des catégories préférées des enfants. Un succès qui se confirme dans les cours de récré : Splash Toys, le distributeur en France des L.o.L Surprise !, a vendu plus de 780 000 pièces sur le territoire depuis leur lancement, en avril 2017. Stars sur YouTube, ces boules de plastique scellées par plusieurs couches d’emballage dévoilant au fur et à mesure une poupée et ses accessoires sont véritablement conçues pour l’« unboxing ».

Dans les chaînes les plus plébiscitées par les tout-petits, il y a aussi celles qui, à l’instar de Studio Bubble Tea, mettent notamment en scène des enfants en train de jouer. Des pratiques aujourd’hui contestées par les associations de défense des enfants.

[JOUET] Pêche aux surprises - Studio Bubble Tea unboxing blind bags
Durée : 10:48

Tunnel de vidéos

Les audiences impressionnantes de ces contenus s’expliquent d’abord par le phénomène de répétition et la fascination exercée sur les enfants. Au même titre qu’ils peuvent regarder plusieurs fois d’affilée le même dessin animé sans se lasser, comptines mais aussi jeux vont retenir indéfiniment l’attention des plus jeunes. Ce que critique Samuel Comblez, directeur des opérations de l’association e-Enfance :

« Par rapport à la télévision, ils peuvent choisir eux-mêmes le programme sur YouTube. Ils regardent les programmes dans la solitude, c’est ça le danger. Ils regardent des programmes prétendument adaptés à leur âge : des dessins animés, des animations très colorées, très rythmées, des sons plus forts qu’à la télévision… Ça capte énormément l’attention. Les enfants sont hypnotisés par ces messages. »
Des compilations de dessins animés de deux heures

Les professionnels de l’enfance rappellent qu’il est essentiel que les parents s’impliquent dans la vie en ligne de leur progéniture et en limitent le temps passé : « Par ailleurs, je ne crois pas qu’il y ait un âge où l’enfant soit en capacité de se limiter lui-même dans le visionnage », estime Claire Blanchet. Avec YouTube Kids, une application mobile à destination des enfants dont la modération est plus stricte, la plate-forme limite à trente minutes la lecture automatique des vidéos, mais force est de constater que de nombreux enfants consultent encore YouTube sur le site principal, plus ouvert. Les créateurs de contenus, y compris les chaînes officielles de dessins animés, n’hésitent pas à proposer des compilations de dessins animés de deux heures.

Le succès des vidéos pour enfants s’explique aussi par la suggestion automatique de vidéos propre à la plate-forme YouTube. Une fois le programme visionné, le spectateur se voit recommander des vidéos similaires qui se lancent automatiquement. Une sorte de tunnel de vidéos répétitives qui se lancent à l’infini.

Un paramètre qui incite les créateurs de vidéos à concevoir sur le même modèle les vidéos pour enfants, mais aussi à les enregistrer avec des mots-clés clairement destinés à séduire les algorithmes : « unboxing », « eggs » ou « surprise » ne sont pas forcément des termes qui parleront naturellement à des enfants qui ne savent parfois pas lire. Ces créateurs s’assurent ainsi de confortables revenus quand ils monétisent leurs vidéos ou bien nouent des partenariats avec des marques de jouets.

Contenus inappropriés

C’est d’ailleurs cette même suggestion automatique qui a déclenché la vague de critiques à l’encontre de YouTube. En effet, nombre d’articles et de notes de blog montraient que les enfants se retrouvaient parfois confrontés à des contenus violents ou inappropriés. Une situation que confirme Cyril Di Palma, de Génération numérique :

« Un exemple qui est arrivé il y a quelques mois : un enfant regardait une vidéo de courses de petites voitures, on lui suggère comme vidéo suivante une vidéo de vraie course de voitures, puis un clip de rap avec des voitures dedans. Puis par suggestion, comme il y a des femmes dénudées dans le clip, la dernière vidéo qui lui sera proposée contient des images de strip-tease. »

Difficile, en tout cas, de savoir qui se cache derrière nombre de chaînes YouTube plébiscitées par les enfants. Sollicitée par le site spécialisé Numerama, la créatrice des Titounis préférait, par exemple, rester anonyme, se présentant uniquement comme une ancienne graphiste de jeux vidéo au chômage. Mais l’activité de ces comptes YouTube s’apparente beaucoup plus à une véritable entreprise marketing qu’à un simple passe-temps. Le Monde des Titounis réunit à lui seul des chaînes en langue étrangère, des produits dérivés, mais aussi une chaîne consacrée, elle aussi, au déballage de jouets de marque. L’ensemble de ces vidéos dépasse le chiffre, astronomique, de deux milliards de vues.

Retrouvez nos articles sur YouTube et les enfants

Retrouvez l’intégralité de cette série sur les liens parfois problématiques entre les enfants et YouTube, pour découvrir ce qu’ils regardent sur la plate-forme, mais aussi ce qu’ils y créent :