Fabrice Sawegnon sait raconter son histoire. Il saurait même, à coup sûr, mieux brosser son portrait que l’auteure de ces lignes, à qui il prête en début d’entretien un « agenda », sous-entendu caché, « comme en ont tous les journalistes ». Les histoires, les portraits, les journalistes, les « agendas »… Fabrice Sawegnon connaît bien. Il en a même fait son métier.

À 46 ans, l’Ivoirien dirige l’un des plus grands groupes de communication d’Afrique de l’Ouest, Voodoo. Une société qu’il a créée en 1999 et qui est devenue incontournable dans la région. Marketing politique, publicité, événements, magazines, loisirs… Voodoo est partout. Au Cameroun et au Sénégal, où le groupe a ouvert des filiales ; au Togo, au Gabon, au Mali, où il a dirigé avec succès la communication d’Ibrahim Boubacar Keïta lors de l’élection présidentielle de 2013, et plus récemment au Bénin, où il s’est emmêlé les pinceaux dans la campagne ratée du candidat Lionel Zinsou en 2016…

Et bien sûr en Côte d’Ivoire, où les marchés qui lui sont confiés, intégralement ou partiellement, s’empilent : contrat de communication de l’opérateur télécoms Orange Côte d’Ivoire et du candidat puis président Alassane Ouattara en 2010 et 2015, organisation des congrès du Rassemblement des républicains (RDR, parti présidentiel), du sommet Union européenne-Union africaine en novembre 2017, du Salon international de l’agriculture d’Abidjan, etc. La pieuvre aux 300 employés et au chiffre d’affaires « confidentiel » s’étend désormais jusqu’à la télévision : fin 2017, Voodoo a signé un partenariat capitalistique avec le groupe français M6 pour le lancement d’une chaîne de la future TNT ivoirienne, Life TV.

« C’est une boîte qui se porte bien », sourit le patron, assis derrière son grand bureau au siège de Voodoo Group, dans la commune abidjanaise de Cocody. Le débit rapide, il ajoute : « Nous avons aujourd’hui la confiance de clients importants, locaux ou internationaux. C’est pour moi et pour l’ensemble de mes collaborateurs une immense fierté. » Tout irait donc bien dans le meilleur des mondes…

Une liste transpartisane

Mais alors quelle mouche a donc piqué Fabrice Sawegnon pour qu’il se lance en politique et décide de briguer la mairie du Plateau, le quartier des affaires d’Abidjan ?

Certes, l’homme murmure depuis longtemps à l’oreille des présidents. Certes, il a pour cousins les influents frères Houndété : Eric, actuel premier vice-président de l’Assemblée nationale béninoise, et Arnauld, ex-conseiller de l’ancien président Thomas Boni Yayi. Financeur initial de Voodoo, Arnauld Houndété en préside encore aujourd’hui le conseil d’administration. Certes… Mais la propre expérience politique de Sawegnon s’approche, elle, du néant.

« Le mouvement que j’amorce n’a rien à voir avec la politique, dans sa dimension politicienne du moins. Il s’agit de proposer des compétences, une vision, une ambition, un mode de gestion nouveau pour le développement d’une ville et l’amélioration des conditions de vie de ses habitants », se défend le communicant, qui répète qu’il n’est « encarté nulle part » et que la liste qu’il conduira sera transpartisane, tout en mêlant des personnalités issues des secteurs public et privé.

« J’ai été un peu surpris par sa candidature au départ, car je ne savais pas qu’il avait une appétence particulière pour la politique, mais il m’a expliqué sa démarche et j’ai compris qu’il avait un véritable projet de développement pour cette ville, déclare Hamed Bakayoko, ministre ivoirien de la défense et très proche de Sawegnon. Fabrice, c’est un vrai leader. Tout ce qu’il touche se transforme en or. Il est pro, sans complexe, ambitieux pour l’Afrique. Nul doute qu’il fera un excellent maire. »

Goût pour la castagne verbale

Cette candidature, cela fait près de trois ans que le patron la prépare. Et ce même si la date des élections municipales, qui devraient avoir lieu avant la fin de l’année, n’a toujours pas été dévoilée. En campagne avant l’heure pour rattraper son retard politique, il a multiplié les visites de terrain auprès d’associations de jeunes, de femmes, de personnes âgées ou handicapées, les remises de dons, créé une fondation et, bien sûr, fait évoluer sa communication.

Dans une mise en scène très américaine, il a ainsi organisé, depuis le début de 2018, trois « meet-up », à mi-chemin entre meetings politiques et séances de coaching, où se sont pressées des centaines de personnes. Debout, seul sur une estrade, en jean et chemise blanche, équipé d’un micro cravate, il raconte son histoire. Celle d’un gamin d’Abidjan, qui a grandi au Plateau dans une famille recomposée de cheminots, passé par de grandes agences de communication (Panafcom Young & Rubicam et McCann Erickson) et qui décide, à 27 ans, de créer sa propre société avec l’aide du fameux cousin.

La présentation PowerPoint défile comme des photos de famille. Fabrice Sawegnon explique son engagement, trace les grandes lignes de son programme, répond aux questions, parfois très directes, de l’assistance. « Avez-vous besoin d’être maire pour aider les autres ? » « Pourquoi la commune du Plateau [en sous-entendant qu’il n’y habite plus] » ? « On dit de vous que vous êtes le protégé de la première dame et que vous serez son pion »… Sawegnon sourit d’abord et répond ensuite, avec un certain goût pour la castagne verbale.

Ses « affinités » avec les autorités, il les assume, les étale même, cliché après cliché, sur les réseaux sociaux. Travailler pour le président Ouattara, qu’il a « connu alors qu’il n’était encore que candidat », est pour lui une « chance » et un « honneur ». Fustigeant ceux qui le soupçonnent d’être privilégié par le pouvoir, le communicant dit n’être qu’un « professionnel » qui gagne des appels d’offres.

Entre audace et arrogance

En Côte d’Ivoire, le style Sawegnon clive. D’un côté, ceux qui l’adorent et louent un patron « perfectionniste », « travailleur acharné », « vif d’esprit ». « C’est un peu l’ambassadeur du “work hard, play hard” [travaille dur, amuse-toi bien], sourit Amie Kouamé, entrepreneuse ivoirienne qui a passé quatre ans chez Voodoo. Un patron très présent, qui connaît le nom de quasiment tous ses employés, très humain aussi mais d’une exigence telle qu’il faut avoir un mental d’acier pour pouvoir le suivre. »

De l’autre côté, ceux qui « buguent » à la simple évocation de son nom. « Un gamin », « un agité », « un pistonné », « un ingrat » à « l’ego démesuré », « l’arrogance et la mystification incarnées »… Les noms d’oiseaux pleuvent, tout comme les remarques xénophobes sur ses origines béninoises.

« Il faut dire qu’il fait tout pour être détesté. Il a eu de la chance dans la vie, c’est un fait. Mais est-il obligé de jeter sa réussite à la figure des autres en permanence ? On est en Afrique, il ne faut pas oublier que certains vivent de très peu », s’exaspère un ancien membre de l’équipe de campagne d’Alassane Ouattara qui tient à garder l’anonymat. Tout comme cet ancien conseiller d’un chef d’Etat de la sous-région : « Fabrice, c’est le type capable de vous engueuler comme du poisson pourri car vous avez osé l’appeler alors qu’il ne deale qu’avec votre supérieur, puis de vous payer un repas, à vous et à votre tablée entière, dès le lendemain, comme si rien de rien n’était. »

Ses ambitions pour la très stratégique mairie du Plateau ont accentué le clivage. Certains y voient l’audace d’un quadra sur une scène politique gérontocratique, d’autres l’arrogance d’un « bleu » qui ne tardera pas à mordre la poussière.

Car au Plateau, Fabrice Sawegnon n’affrontera pas n’importe qui. Deux autres candidats de poids se sont déjà déclarés. Noël Akossi Bendjo, maire depuis dix-sept ans de la commune et baron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), récemment remercié de son poste de président du conseil d’administration de la Société ivoirienne de raffinage, jouera sûrement sa survie politique lors de ces municipales. Autre candidat, Ouattara Dramane, dit « OD ». A bientôt 54 ans, il est conseiller municipal RDR au Plateau. Plus discret, il joue également la carte du rassemblement transpartisan. Surtout, il pourrait bénéficier d’un vote « ni-ni », renvoyant dos à dos le « vieux » Benjo et le « jeune » Sawegnon.

Le « Manhattan » d’Abidjan

« Je suis entrepreneur depuis bientôt vingt ans, la compétition et son lot de coups bas et d’injures, je connais. Cela me glisse presque sur le corps aujourd’hui, avance Sawegnon. Enfant, j’ai connu un Plateau qui était un peu le Manhattan de la ville. On y allait pour faire les belles boutiques, profiter des espaces verts, des lieux de culture, des restaurants à n’en plus finir, des boîtes de nuit. Bref, c’était un vrai centre-ville, qui faisait la fierté des Ivoiriens et même des Africains. Aujourd’hui, force est de constater que le Plateau n’est plus ce qu’il était. Qu’y a-t-on concrètement fait ces dernières années ? De ce que j’entends des populations, pas grand-chose. »

S’il n’a pas encore dévoilé son programme, celui qui se définit comme un « libéral-social-humaniste » préconise une « thérapie de choc » qui commencerait par un plan de réaménagement de la commune et un programme d’aide d’urgence aux plus pauvres. Surtout, il s’engage à rajeunir la mairie. « Il n’est pas normal que ceux qui représentent aujourd’hui l’écrasante majorité de la population africaine soient exclus des centres de décision », dit-il.

Quittera-t-il Voodoo s’il est élu ? Le patron botte en touche : « Aujourd’hui chez Voodoo, je suis une sorte de mascotte. Je suis le fondateur, l’inspirateur, mais ce n’est pas moi qui gère au quotidien les clients, les réunions, ce sont ceux-là [il montre une photo du comité de direction] et ils sont très forts et totalement compétents. » Mais encore ? Démissionnera-t-il ou cumulera-t-il ses fonctions de maire et de chef d’entreprise ? « Je n’aurais pas de fonctions opérationnelles quotidiennes, mais je serai toujours dans le groupe », répète-t-il. De là à dire qu’il cache son « agenda »…