C’est dans le quartier d’Ebène, entre autoroute et océan, que se dresse Cyber City, symbole du dynamisme économique de l’île Maurice. Sur plus de 60 hectares, au sud de Port-Louis, bordant l’énorme bâtiment en ellipse de la Mauritius Commercial Bank (MCB), les tours de ce centre d’affaires high-tech abritent plus de 200 sociétés venues du monde entier. Leurs activités ? L’informatique, les nouvelles technologies, l’audit et, surtout, les différents services associés à la finance internationale.

Selon l’Agence mauricienne de promotion des activités financières, l’île comptait en 2017 pas moins de 967 fonds d’investissement, 450 structures de capital-risque et 23 banques internationales. Sans parler des sociétés offshore – plus de 20 000 – qui ont élu domicile à Maurice. Depuis le début des années 2000, fonds de placement et de pension, banques commerciales, d’affaires et d’investissements ont trouvé refuge dans ce « hub » de l’océan Indien. Au point qu’en 2017, le secteur des services financiers représentait à lui seul près de 50 % du PIB, contre 7 % pour le tourisme et 15 % pour l’industrie.

A Ebène, au troisième étage du Citius Building, se trouve le siège de Holdem Group, une société d’investissement créée en 2016 par Jérôme Appavoo, un trentenaire qui a fait ses études à Londres et Paris. Pour ce spécialiste de l’ingénierie financière, « Maurice est devenue en moins de dix ans une place de choix pour les investisseurs internationaux ». Signe des temps : originaires de France, du Royaume-Uni et du Luxembourg, le nombre de ses clients a doublé en à peine deux ans.

« C’est l’optimisation fiscale qui attire tous ces capitaux, précise Jérôme Appavoo. A Maurice, les avantages et astuces de nos schémas fiscaux sont élaborés dans le strict respect des lois. En domiciliant ici une société offshore [dont 80 % des activités sont réalisées à l’étranger], les investisseurs peuvent percevoir des revenus non pas en salaires [taxés à 15 %], mais en dividendes taxés à seulement 5 %, pour ceux qui s’élèvent à 90 000 euros par an, avec en outre une imposition sur les bénéfices de 3 % [contre 28 à 33,3 % en France]. Comme une société offshore n’a pas le droit de posséder à Maurice de bien immobilier, il lui suffit de créer une société locale qui va, elle, porter l’investissement foncier. On obtient ainsi la résidence fiscale à Maurice. Pour les particuliers et les hommes d’affaires, divers programmes permettent de devenir résident fiscal à Maurice à partir de 160 000 euros investis dans l’immobilier. »

Sur la « liste grise » de l’Union européenne

Ces avantages liés à la « résidence fiscale » de sociétés et de particuliers fortunés à Maurice placent l’île dans le radar mondial des « paradis fiscaux ». Evasion fiscale, opacité sur les montages et mouvements de fonds, blanchiments de capitaux aux origines douteuses (drogue, terrorisme, etc.)… Maurice est dans le collimateur de nombreuses associations et Etats. Pourtant, à en croire les autorités mauriciennes et des juristes locaux, la critique est infondée. « Nous ne sommes pas un paradis fiscal, mais un centre transparent qui collabore avec les autorités internationales pour combattre l’évasion fiscale. Par contre, il est vrai de dire que nous avons un régime fiscal attrayant », assure Muhammad Uteem, fondateur d’un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit des fonds d’investissement.

Même son de cloche à l’ambassade de France à Port-Louis. « Pour Maurice, nous ne parlons pas de paradis fiscal mais d’une place attractive qui octroie des facilités fiscales à des pays avec lesquels elle a signé des traités de non-double imposition, précise Hugues Reydet, chef du service économique. L’Union européenne (UE) a d’ailleurs donné deux ans à Maurice pour ajuster certaines procédures de transparence et de contrôle. »

Certes, le pays a échappé de justesse en 2017 à la fameuse « liste noire » de la Commission européenne sur les paradis fiscaux, pour se retrouver dans la « liste grise » de ceux qui doivent progresser. La nuance fait parfois sourire sur l’île : « Ces listes sont très politiques et il ne suffit pas de changer le thermomètre pour supprimer la fièvre, réagit anonymement un financier français installé sur l’île depuis vingt ans. Dans la compétition internationale pour attirer les capitaux, Maurice a besoin de soigner son image, mais elle doit aussi se battre sur sa valeur ajoutée. Forcément, ici comme ailleurs, cette tendance nourrit l’opacité et comporte des dérives. »

Depuis le début des années 2000, ces « dérives » ont été maintes fois dénoncées par des ONG. Dans leurs derniers rapports sur l’évasion fiscale, Oxfam, Action Aid ou encore CCFD-Terre solidaire qualifient sans détour Maurice de « paradis fiscal ».

« La fraude et l’évasion fiscale fonctionnent toujours à la frontière entre le légal et l’illégal, souligne Lison Rehbinder, de CCFD-Terre solidaire. Le statut de société offshore, par exemple, est légal, mais il repose sur un système fiscal mondial obsolète qui permet à de grosses entreprises d’échapper à l’impôt dans les pays où elles ont de réelles activités. De même, les sociétés en prête-nom ont bien une base juridique légale, mais elles dissimulent la véritable identité de leurs propriétaires et investisseurs, ouvrant la voie à des flux de fonds d’origine frauduleuse ou criminelle, comme ces “trusts” très utilisés à Maurice. Enfin, s’agissant des échanges d’informations entre Etats, Maurice a certes fait des efforts, dernièrement, en direction des pays européens, mais la transparence est très faible avec les Etats d’Afrique. »

L’île fait perdre des recettes fiscales à l’Afrique

Pour toutes ces raisons, en 2017, sept des 28 Etat membres de l’UE continuaient de classer l’île Maurice sur leur « liste noire » des paradis fiscaux. Plus significatif encore, après les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » publiés fin 2017 par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et des médias partenaires, dont Le Monde, révélaient que l’île fait perdre des milliards d’euros de recettes fiscales à des pays d’Afrique et d’Asie.

En se fondant sur des documents du cabinet d’avocats Appleby installé à Maurice, l’ICIJ a cité le cas de Jean-Claude Bastos de Morais, un financier à la double nationalité suisse et angolaise dont la société, Quantum Global, a réussi à placer à Maurice les 5 milliards d’euros d’un fonds souverain angolais. Pour cela, Appleby a convaincu les autorités de Port-Louis d’accorder un permis commercial à M. Bastos de Morais, alors même que le financier était considéré comme un client « à risque ». Il a d’ailleurs été condamné à deux amendes en Suisse pour « délit financier ».

D’autres exemples de mouvements douteux de capitaux sont régulièrement dénoncés dans la presse mauricienne. Comme ces nombreux cas de « round tripping », un mécanisme par lequel des fonds d’origine mauricienne arrivent en Inde, mais aussi en Indonésie ou en Afrique du Sud, pour revenir ensuite « blanchis » et bénéficier, grâce à l’étiquette « investissements étrangers », des avantages fiscaux mauriciens.

Enfin, l’affaire du financier angolais Alvaro Sobrinho, qui avait obtenu en 2016 une licence de banque d’investissement grâce au soutien de hauts fonctionnaires mauriciens alors qu’il faisait l’objet depuis 2014 de diverses procédures judiciaires au Portugal et en Suisse, a sérieusement ébranlé les milieux financiers et politiques de l’île fin 2017. Avec, là encore, de forts soupçons de blanchiment de capitaux.