Tribune. Le président Macky Sall nous a informé, samedi 26 mai, que les Français sont nos amis car le régiment des tirailleurs sénégalais, durant la colonisation, avait droit à un « dessert » lors des repas dans les casernes, contrairement aux autres Africains.

Il a d’abord factuellement tort : seuls les ressortissants des quatre communes de Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque (dont les natifs étaient, d’après la loi Blaise Diagne promulguée en 1916, des citoyens français) avaient droit à une ration alimentaire normale ; les soldats indigènes, majoritaires dans ces régiments, étaient discriminés y compris dans la nourriture et n’avaient droit à aucun dessert.

Le plus grave, cependant, c’est qu’avec son affirmation, le président sénégalais verse soit dans l’apologie soit dans l’atténuation des méfaits du crime contre l’humanité qu’est la colonisation.

En décembre 2016 déjà, alors qu’il procédait à l’inauguration du chantier du train express régional, Macky Sall avait annoncé la couleur. Au milieu de son discours, il disait : « C’est le lieu de rendre hommage aux Français qui ont eu la vision de construire le chemin de fer Dakar-Saint-Louis puis Dakar-Bamako. » Il rendait ainsi hommage à l’ancien colon pour avoir construit, grâce à cet esclavage qu’était l’institution du travail forcé, l’outil ayant servi à l’exploitation des ressources des colonies et à l’asservissement des colonisés.

Glorification du bourreau

Il faudrait peut-être expliquer à Macky Sall ce que fut la colonisation, l’abomination que fut ce système de négation de la dignité humaine. Vanter les mérites de la colonisation, c’est cautionner les centaines de milliers d’Africains tués parfois dans une insoutenable barbarie, c’est accepter qu’avec l’argument de la force on peut dominer des peuples et les soumettre au bon vouloir de nations plus armées et donc plus puissantes.

La colonisation fut un système inique de prédation des ressources, d’emprisonnements, de mise en esclavage rebaptisé « travail forcé », de viols, d’exécutions sommaires. Elle fut surtout une blessure morale et mentale dont l’Afrique tarde encore à se relever. On ne peut pas se refaire, se reconstruire et se relever en cinquante ans de deux siècles de négation de sa propre humanité. L’Afrique, pour une très large majorité, demeure dans le traumatisme de la colonisation. Et pour panser ces blessures, le travail de mémoire qui s’impose ne peut souffrir la glorification du bourreau.

Macky Sall véhicule les clichés les plus éculés d’une Europe d’extrême droite nostalgique du temps des colonies, ce temps où l’homme blanc soumettait les peuples africains à la force de la baïonnette et prétendait les civiliser. Le président sénégalais évoque les mérites de la colonisation comme le courant fasciste européen évoque les routes et le rail pour justifier tout le bien apporté au continent. Il s’agit au mieux d’une méconnaissance – nous pensons que c’est le cas de Macky Sall –, au pire d’un révisionnisme abject.

Encore une fois, toutes les infrastructures érigées par les colons avaient pour objectif unique d’exploiter les ressources africaines et de permettre le développement de l’Europe. Et les travaux forcés sous la supervision du fouet ou du fusil étaient de rigueur, avec, à la clé, des milliers de morts par épuisement.

Inculture et irresponsabilité

C’est toute cette histoire douloureuse que Macky Sall vient gommer par inculture et irresponsabilité. Il vient souiller la mémoire des tirailleurs sénégalais, arrachés à leur famille et projetés sur les champs de bataille pour servir de chair à canon dans des guerres qui n’étaient pas les leurs et auxquelles ils ne comprenaient pas grand-chose. La France, pendant qu’elle combattait au nom de la liberté, niait cette liberté à des millions de gens sur le continent.

Faut-il rappeler à Macky Sall les morts en Algérie, au Sénégal, au Cameroun, à Madagascar, pour le persuader de l’horreur de la colonisation ? Faut-il lui conseiller de lire Césaire ? Actuellement, le Sénégal culturel vibre à « l’heure rouge » de l’auteur du Discours sur le colonialisme, thème de la biennale d’art contemporain de Dakar. Cette heure qui vante la liberté et l’expression d’une radicalité libératrice d’un passé d’avilissement n’a apparemment pas sonné pour Macky Sall, qui verse dans la banalisation du crime contre l’humanité sous les ricanements d’une flopée de courtisans.

Nous ne sommes pas pour une Afrique qui reste ancrée dans un passé douloureux. Nous prônons un continent debout face à son destin, notamment à travers sa jeunesse. Mais à cette jeunesse, il est important de tenir un discours – surtout lorsque ce discours est présidentiel – sans concession sur les affres de cette période de notre histoire. A l’échelle de cette histoire, le « dessert » insignifiant, voire insultant, de Macky Sall dessert le travail de mémoire nécessaire pour dépasser ce passé douloureux et aller de l’avant. Il n’y a pas de respect dans l’asservissement, comme il n’y a pas d’empathie dans le meurtre de masse ni d’amitié dans l’esclavage.

Macky Sall a sali la mémoire de nos morts. Il a choisi la légèreté d’un discours déboutonné là où, par sa position et par l’importance du sujet, la gravité et la dignité s’imposaient. L’Histoire ne manquera pas de le retenir à son passif.

Hady Ba et Oumar Dia sont philosophes et enseignent à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Abdoulaye Sène est journaliste, éditeur de Seneplus.com