LES CHOIX DE LA MATINALE

Du « Bleu de Prusse » au « Bleu du lac », suivez-nous dans une promenade littéraire haute en couleur.

Polar. « Bleu de Prusse », de Philip Kerr

Mort en mars, l’écrivain écossais Philip Kerr a laissé derrière lui un legs considérable : avec le personnage de Bernie Gunther, enquêtant tant bien que mal dans l’Allemagne nazie, il a réinventé le genre du polar historique. Bleu de Prusse est le douzième ouvrage à lui être consacré. Cette fois, refusant de devenir un tueur à la solde de la Stasi, la police politique d’Allemagne de l’Est, en 1956, Bernie Gunter est traqué par d’anciens collègues. Parmi eux, Korsch, qu’il avait choisi comme adjoint, en 1939, pour partir en Bavière enquêter sur le meurtre d’un ingénieur abattu par un sniper sur la terrasse du Berghof, le « nid d’aigle » d’Hitler dans les Alpes.

Oscillant entre deux époques, 1956 et 1939, Bleu de Prusse décrit deux courses contre la montre, deux chasses à l’homme où, chaque fois, Gunther joue sa tête. Qu’il s’agisse de percer le mystère d’une disparition, de poursuivre un tueur en série ou d’identifier un sniper, le drame de Gunther réside dans sa passion de la vérité. Et la force de Philip Kerr, dans sa capacité à allier polar et roman historique sans que jamais la fiction dénature l’histoire. Macha Séry

« LE MONDE »

« Bleu de Prusse » (Prussian Blue), de Philip Kerr, traduit de l’anglais (Ecosse) par Jean Esch, Seuil, 672 p., 22,50 €.

Essai. « L’Origine des autres », de Toni Morrison

« Il n’existe pas d’étrangers, martèle Toni Morrison, il n’existe que des versions de nous-mêmes », dont « nous voulons nous protéger. » L’étranger est quelque chose qui se fabrique : tel est l’axe de cette Origine des autres, reprise d’une série de conférences données en 2016 à l’université Harvard par la grande romancière et intellectuelle américaine. Il y a des couleurs de peau, c’est un fait. L’artifice commence quand on identifie des individus à l’essence qu’on croit déceler en elles, manipulation qui, selon la Prix Nobel de littérature 1993, prend sa source dans la pauvre frousse des humains face à la question la moins susceptible de trouver une réponse apaisante : qui suis-je ?

Autrui n’est transformé en Autre que parce qu’il y a en nous cette faille ontologique, dont Morrison explore les traductions infinies pour arracher à leur racine l’infériorisation, la violence identitaire qui en procèdent. Un livre souvent fulgurant, parfois désordonné, porté par une obsession unique : qu’il soit enfin rendu possible de voir en quiconque se tient devant moi non plus l’altérité, ni la similitude, ni aucune des idées que je peux me faire de lui, mais lui-même. Florent Georgesco

« LE MONDE »

« L’Origine des autres » (The Origin of Others), de Toni Morrison, avant-propos de Ta-Nehisi Coates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 96 p., 13 €.

Roman. « Etre en vie », de Cristina Comencini

« Mais as-tu déjà vu plus belle catastrophe ? » Les paroles inoubliables de Zorba le Grec, dans le film de Michael Cacoyannis, la fournaise athénienne en été, le balcon d’un hôtel face au Parthénon illuminé : non, cela n’est pas le récit d’idylliques vacances méditerranéennes. Si Cristina Comencini, talentueuse réalisatrice et écrivaine, nous conviait à un voyage, ce serait plutôt celui qui mène en soi-même.

D’entrée, Caterina est confrontée au suicide de sa mère adoptive, Graziella, qui s’est tuée à Athènes avec son compagnon. Tout au long du roman, les paroles de Zorba dansant sur la plage tissent un subtil réseau de signifiants autour de la thématique de la révélation, clé d’interprétation du roman. Caterina, en effet, cherche à comprendre le geste de cette femme, partie sans laisser de lettre d’adieu. Par là même, elle tente de résoudre une intrigue qui est d’abord et avant tout la sienne : celle d’une enfant ayant vécu deux vies.

Dans une langue délicate, Cristina Comencini n’a de cesse d’explorer sans tabou les meurtrissures de l’enfance. Avec Zorba, ce vieillard réchappé de la dictature, elle partage finalement une ambition simple : nous apprendre à nous sentir enfin vivants et émerveillés. Florence Courriol-Seita

« LE MONDE »

« Etre en vie » (Essere vivi), de Cristina Comencini, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Stock, « La cosmopolite », 244 p., 20,50 €.

Roman. « La Diagonale du désir », de Sinziana Ravini

Pour « ne pas céder sur son désir », selon la célèbre formule de Lacan, encore faut-il le connaître. Prenant au pied de la lettre cette injonction, la narratrice se met en scène dans différentes situations de transgression sexuelle, comme pour trouver celle qui lui dévoilera son véritable désir. Mais ce premier roman n’est pas la simple mise en acte d’une phrase entendue dans son sens le plus ­littéral. Il la travaille comme un cliché, moteur d’une expérience esthétique dont pourront surgir quelques bribes de vérité si on ne le prend ni trop au sérieux, ni trop à la légère. L’auteure traverse ainsi avec grâce et finesse des scènes évoquées d’une plume aussi précise que teintée d’onirisme.

Peinant à se résoudre au divorce, alors qu’elle forme avec son mari un couple moribond, la narratrice décide d’inventer un personnage, « Madame X », et de demander à des femmes qu’elle admire d’assigner à celle-ci des tâches, pour lui permettre d’explorer son désir. Pour comprendre ce que vit « Madame X », la narratrice demande à un psychanalyste de prendre en séances ce double littéraire, dont elle vient régulièrement lui relater les aventures.

S’il y a quelque chose d’un peu ambitieux à se fixer pour objectif, dès les premières pages, d’« enfin répondre à Freud », et à son fameux « Que veut la femme ? », Sinziana Ravini atteint celui, plus modeste, mais prometteur, de découvrir et d’assumer son propre désir d’écriture avec ce roman qui se joue des codes de l’érotisme et de la fiction. Florence Bouchy

« LE MONDE »

« La Diagonale du désir », de Sinziana Ravini, Stock, 368 p., 20,50 €.

Essais. « Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford », de Thibault Le Texier

L’« expérience de Stanford sur la prison » est l’une des expériences de psychologie sociale qui ont le plus profondément marqué l’opinion et la culture populaire. Conduite en 1971 par Philip Zimbardo, elle tendait à montrer que tout individu peut, dans les conditions déshumanisantes de l’univers carcéral, devenir un cruel tortionnaire. Avec une minutie extrême, Thibault Le Texier a passé en revue l’ensemble des débats qu’elle a alimentés et a comparé ce corpus aux documents d’archives conservés à l’université Stanford, en Californie.

Le résultat est saisissant. Contrairement à la manière dont Philip Zimbardo a présenté les résultats de son expérience, celle-ci n’a en aucune manière montré que l’environnement prétendument déshumanisant auquel étaient soumis les participants les a transformés en bourreaux. Elle n’a, d’ailleurs, rien montré du tout, car, d’expérience au sens scientifique du terme, il n’y en a, en réalité, jamais eu. Il s’est plutôt agi d’une « tragédie grecque » dont le scénario était écrit par avance. Stéphane Foucart

« LE MONDE »

« Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford », de Thibault Le Texier, Zones, 296 p., 18 €.

Roman. « Le Bleu du lac », de Jean Mattern

Quand s’ouvre, avec ce roman, le long monologue de Viviane, celle-ci, pianiste reconnue, part enterrer son amant. Dans son testament, il lui a demandé de jouer à ses obsèques. Alors elle se souvient. De cet homme libre à la « gueule d’ange » et au « sexe majestueux ». De cet homme qui lui a prouvé « qu’il était possible d’être parfaitement à sa place dans les bras d’un autre être humain », et ce malgré un mariage fait d’amour tendre. Mais qui pourrait vraiment comprendre ce que fut leur lien, et qu’être « en dehors de toute considération morale ne signifie pas être sans moralité » ?

Livre résolument charnel sur le bonheur, aussi bleu qu’un ciel de Cézanne, Le Bleu du lac est aussi un subtil hommage à tout ce qui compte pour Jean Mattern : la musique et la littérature, la psychanalyse et l’eau, au pouvoir réparateur. Emilie Grangeray

« LE MONDE »

« Le Bleu du lac », de Jean Mattern, Sabine Wespieser, 120 p., 16 €.