Le poète camerounais Marc Alexandre Oho Bambe. / WIKIMEDIA COMMONS

Cameroun, 1948, une guerre de libération qui ne dira pas son nom voit le jour. Ainsi que l’expliquent Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa dans leur livre La Guerre du Cameroun, la France comprend très vite que si elle perd cette bataille, elle verra s’effondrer son empire colonial en Afrique. Elle en a conscience car, depuis deux ans, elle se bat pour conserver l’Indochine. Elle y a envoyé ses troupes militaires et ses combattants aux soldes moins élevées, les tirailleurs africains. Elle doit faire face à une guérilla meurtrière menée par le mouvement indépendantiste du Vietminh.

L’Indochine, le début de la fin. Dien Bien Phu, « trois syllabes de sang, un son de claque et de défaite. Pour nous, les hommes. » Ville éponyme du premier roman du poète et slameur camerounais Marc Alexandre Oho Bambe, et un « joli nom, pour un naufrage ». Dien Bien Phu. Là où a combattu Alexandre, là où le Français qui fuyait un mariage mort-né a rencontré Maï Lan, la femme au visage lune, « unique soleil dans la nuit ». Là où, raconte-t-il, le 7 mai 1954, à 18 heures, « nous avons perdu la bataille, la guerre et l’honneur. L’honneur de la France coloniale ».

Une ode à la quête et à la conquête de soi

Vingt ans plus tard, Alexandre retourne dans cette « ville ciel nichée au creux d’une petite plaine », à la recherche de celle qui hante ses jours et ses nuits. La paix a tué l’amour. Séparant le couple à jamais. Lui devait rentrer, « amputé de son cœur refait à neuf » ; elle ne pouvait partir et abandonner les siens. Dien Bien Phu n’est pas un roman sur la guerre du Vietnam, mais sur une double libération. Par les armes et par l’amour. C’est une ode à la quête et à la conquête de soi. « Comment revenir à soi quand on a aimé de tout son être ? », quand on a vécu l’enfer et que son âme est morte dans le chaos des bombes et des flammes qui se sont abattues sur le pont Paul-Doumer, « un matin sans visage ». Touché, Alexandre n’aura la vie sauve que grâce à la bravoure de son camarade de régiment, le Peul Alassane Diop.

Dien Bien Phu est un livre teinté de cette « mémoire rouge de la violence », empreint de ces corps qui se vident de leur sang, de ces souvenirs qui se perdent pour mieux vous hanter et rayent le vernis de l’existence. Et qui nous rappellent que parfois nous nous engageons du mauvais côté de l’Histoire. Alexandre s’est rendu compte de son erreur, grâce à son ami Diop, cousin imaginaire d’Alioune Diop qui a fondé la maison d’édition Présence africaine. Alassane s’était engagé pour l’honneur de son père mort pour la France et pour cette chimérique devise « Liberté, égalité fraternité ».

De retour au Sénégal après la guerre, il s’engage pour l’indépendance de son pays. Mais il critiquera le positionnement de Senghor vis-à-vis de l’ancienne métropole : « L’indépendance est un soleil avorté. J’ai mal à notre désir de liberté, mal à nos velléités d’autonomie. » A côté, Alexandre découvre les poètes de la négritude et réalise à quel point la France avait besoin de ceux qu’elle appelait « nègres » pour gagner la guerre. « Nous avions aussi besoin des matières premières de leurs terres, pour enrichir la nôtre. Et nous avions besoin d’eux encore, pour nous sentir supérieurs. »

Musicalité de l’écriture

Alexandre s’était engagé pour fuir l’échec de son existence, de son mariage arrangé – avec la très croyante et très pieuse Mireille – et de sa tentative de devenir écrivain. « Je crois que je suis parti à la guerre parce que je n’arrivais pas à écrire vrai, écrire juste. (…) Je suis parti pour arriver disloqué enfin, à la littérature, à la vie. Je suis parti pour combler le vide », confesse-t-il. Et de préciser : « Je partis m’abîmer à la violence du monde, le construire et chercher ma place dans les décombres de mon être et le vacarme des bombes. » Vingt ans plus tard, c’est en poète et écrivain qu’il quitte femme et enfants et part à Hanoï sur les traces de l’homme qu’il a été et de l’amour qui l’a fait naître à lui-même. Dans son récit, on retrouve toute la musicalité de l’écriture de Marc Alexandre Oho Bambe, lauréat du prix Paul-Verlaine de l’Académie française, qui signe là un premier roman écrit à fleur de mots, en finale du prix Orange du livre qui sera décerné le 7 juin.

Dans un Vietnam libéré et vivant, Alexandre rencontrera une jeune femme qui l’accompagnera dans sa quête en compagnie de M. Cho, ancien combattant ennemi qui partage avec lui les mêmes cauchemars de « corps blessés, mutilés, déchiquetés » et qui s’interroge : « Vous êtes comme moi, nous sommes pareils, nous savons ce que ce conflit a coûté en âmes, de votre côté et du nôtre, d’ailleurs, avec le recul des années, je me dis qu’il n’y a qu’un seul côté, définitivement, qui vaille toutes les peines et tout l’héroïsme des hommes, c’est celui de la vie, mais nos pays respectifs avaient choisi la mort, pour des raisons différentes certes, c’était la liberté ou la mort pour nous, la poursuite de la colonisation ou la mort pour vous, mais en définitive c’est la mort qui l’a emporté, la mort de l’Homme, Monsieur Alexandre, n’êtes-vous pas d’accord avec moi ? »

Dien Bien Phu, de Marc Alexandre Oho Bambe, éditions Sabine Wespieser (224 pages, 19 euros).