La Halle Debourg, théâtre et décor des « Naufragés », d’Emmanuel Meirieu. / EMMANUEL MEIRIEU

Pas de théâtre antique, pas d’amphithéâtre de pierre, pas de grande pièce du répertoire – et pas de pièce du tout, d’ailleurs –, pour l’ouverture théâtrale des Nuits de Fourvière. Et pourtant, on n’est peut-être pas si loin de la tragédie antique. Le festival fait un choix fort, avec cette première création confiée à Emmanuel Meirieu et à son théâtre, qui marche toujours sur les crêtes de l’intensité émotionnelle. Le metteur en scène a choisi d’adapter un livre extraordinaire, Les Naufragés – Avec les clochards de Paris, de Patrick Declerck, paru en 2001 (Plon, « Terre humaine »).

Poussé par son sujet, Emmanuel Meirieu prend le pari de faire sortir le théâtre de son domicile fixe. A Lyon, pendant trois semaines des Nuits de Fourvière, les représentations des Naufragés se tiendront à la Halle Debourg, un lieu au confluent des deux fleuves, déniché par le metteur en scène et par Julien Poncet, le directeur du théâtre Comédie-Odéon, qui coproduit le spectacle. « C’est un ancien entrepôt de triage de fret, qui est ensuite devenu une base d’entraînement pour les pompiers, puis un musée des pompiers qui, pour l’anecdote, a brûlé, raconte Emmanuel Meirieu. Je fais aussi une version du spectacle en boîte noire pour la tournée, mais le projet prend toute sa pertinence en étant présenté hors les murs. Cet entrepôt de fret-triage évoque évidemment le triage humain. Et c’est aussi un lieu magnifique, qui a conservé son quai d’arrivées et de départs, avec des destinations comme Dunkerque, Le Havre, Calais… ».

« Les morts du libéralisme »

La rencontre entre Emmanuel Meirieu et le livre de Patrick Declerck apparaît comme une évidence, au regard des engagements du metteur en scène, de sa sensibilité à la souffrance humaine et à l’exclusion. Pourtant, c’est François Cottrelle, l’acteur qui porte le spectacle, qui lui a fait découvrir Les Naufragés. Le choc a été immédiat : « C’est un grand livre, à la fois roman, essai, succession de cas cliniques, d’anecdotes, de statistiques, de pensées philosophiques, anthropologiques…, souligne Emmanuel Meirieu. Je le vois comme un immense monument aux morts non pas pour”, mais par la France. Et c’est ce que j’aimerais que le spectacle soit : un mausolée pour ces morts de la rue, ces morts qu’on ne montre pas, ces morts du libéralisme, qui est une guerre propre, hygiénique, dont on ne voit pas les victimes. »

L’histoire des Naufragés, de ces naufragés-là, parmi bien d’autres, commence au début des années 1980. Patrick Declerck a 28 ans, il vient de Bruxelles, est étudiant en ethnologie et choisit comme terrain d’étude les clochards de Paris. Un terrain dans lequel il s’immerge, direct. Dans sa chambre de la Cité universitaire, il s’équipe d’un collier antipuces et de poudre antigale, s’asperge de gros rouge, s’affuble d’un vieux bonnet, et se fait embarquer le soir même par le car de ramassage pour le Centre d’accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre et son centre d’hébergement pour les sans-abri.

Patrick Declerck y restera un an et demi sous une fausse identité, grimé, déguisé, en immersion totale. Quelques années plus tard, il revient au CASH, cette fois pour ouvrir la première consultation de psychanalyse pour les sans-abri, persuadé que la pratique analytique, qui reste perçue comme une médecine de riches, peut aider les exclus de la société. Et en 2001, il publie ce livre, Les Naufragés, qui non seulement rassemble une expérience énorme, mais la pense et l’inscrit dans un contexte politique, psychanalytique et philosophique.

« Le rire peut être vulgaire, mais la larme aussi. Il y aurait une obscénité à être dans la sensiblerie », affirme le metteur en scène

Comment faire du spectacle avec ça ? Le théâtre en a vu d’autres, notamment celui d’Emmanuel Meirieu, qui n’a jamais monté de pièce au sens classique du terme. Encore fallait-il faire son chemin dans une telle masse d’histoires et de données. « C’est toujours important pour moi d’avoir un fil narratif très fort, explique le metteur en scène. J’ai donc retenu, parmi des dizaines d’autres, un cas particulier, celui d’un homme prénommé Raymond. C’est un ancien clochard, hébergé au CASH, où il travaille à la cantine. Un soir, il décide de se laisser mourir devant le centre d’accueil, d’hypothermie et de surdose d’alcool. Declerck ne peut pas accepter cette mort, et il va mener l’enquête, reconstituer sa vie. Cette enquête le mène au cimetière du CASH, un non-lieu, introuvable sur la carte, et une honte pour la République. J’y suis allé aussi, tourner des images, et je peux vous dire que c’est cinq étoiles au Michelin de la désolation… »

Emmanuel Meirieu ne sait pas créer un spectacle sans être totalement habité par son sujet. Pour autant, il a conscience des écueils d’une telle traversée, lui qui a toujours revendiqué un théâtre de l’émotion. « Le rire peut être vulgaire, mais la larme aussi. C’est évidemment ce que nous voulons éviter à tout prix : il y aurait une obscénité à être dans la sensiblerie, à arracher la larme facile. Mais il y aurait aussi une obscénité à ce que les gens n’aient pas envie de pleurer en voyant le spectacle. Le but, c’est aussi d’entrer en compassion et de sortir de l’indifférence. Car on s’est beaucoup habitués, ces dernières années, à la présence de ces sans-abri qui vivent parmi nous. Il y a eu une acclimatation, une tendance, instrumentalisée politiquement et idéologiquement, à développer une indifférence à la souffrance des autres. Alors, si on n’a pas envie de pleurer face à ces Naufragés, je considérerai que je n’ai pas fait mon travail. »

Les Naufragés, d’Emmanuel Meirieu, d’après Les Naufragés – avec les clochards de Paris, de Patrick Declerck. Avec François Cottrelle. Halle Debourg, du 5 au 23 juin (relâche les 10, 11, 17 et 18 juin). De 16,50 € à 22 €. Rencontre avec Emmanuel Meirieu et Patrick Declerck les 5 et 6 juin.