L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Au petit matin, un homme et une femme quittent Téhéran dans un gros 4 × 4. La femme, une quadragénaire ­altière, laisse en plan le tournage d’une série télévisée, l’homme – personnage désormais familier, il a été le protagoniste de plusieurs films, dont Taxi Téhéran – s’appelle Jafar Panahi. Ils voudraient se soustraire aux yeux des autres – amants contrariés ou fugitifs politiques – qu’ils ne s’y ­prendraient pas autrement.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : « Trois visages », le minimalisme virtuose de Jafar Panahi

Ce qui les a mis en mouvement, pourtant, c’est un film, dans la réalité comme dans la fiction. Dans la réalité – l’actrice Behnaz Jafari nous l’a raconté lors de son passage au Festival de Cannes, en mai –, une comédienne a pris la route en compagnie du cinéaste dès le lendemain de la réception d’un scénario, afin de tourner clandestinement un long-métrage. Dans la fiction, Behnaz ­Jafari et Jafar Panahi mettent le cap vers le Turkménistan iranien, parce qu’ils ont reçu un petit film, tourné sur un téléphone portable, dans lequel une jeune fille leur annonce, puis leur montre, son suicide, provoqué par le refus de sa famille de la laisser devenir actrice.

Lire la rencontre (au Festival de Cannes) : Behnaz Jafari, une star à la campagne

Voilà plus de sept ans que Jafar Panahi a été frappé par les autorités iraniennes d’une interdiction d’exercer son métier de cinéaste. Vivant sous la menace de l’incarcération (il a été condamné à une peine de prison que la justice n’a jamais fait exécuter), il continue de faire des films. Dans le minuscule espace qui s’ouvre entre sa condition de réprouvé coupé du monde extérieur (Panahi pourrait quitter l’Iran, mais, s’il le faisait, il lui serait interdit d’y remettre les pieds, une perspective qui lui est intolérable) et son essence de cinéaste, de faiseur d’histoires, il a construit une œuvre qui est à la fois le récit de son épreuve et un merveilleux édifice imaginaire.

« Trois visages » est le plus libre, le plus malicieux, le plus poétique des films que l’auteur du « Ballon blanc » a réalisés depuis sa condamnation

Trois visages est le plus libre, le plus malicieux, le plus poétique des films que l’auteur du Ballon blanc a réalisés depuis sa condamnation. Bien sûr, il s’ouvre sous le signe de la tragédie. Ce ­petit film envoyé par Marziyeh, la jeune fille qui veut être actrice, est peut-être la lettre d’une suicidée. En Iran, loin de Téhéran, il n’y a parfois pas loin de la réprobation sociale à la mort.

A moins que ce ne soit la cabriole d’une future diva qui veut attirer l’attention d’un homme célèbre. Dans l’univers de Jafar ­Panahi, la contrainte des institutions, de la société, du qu’en-dira-t-on, est omniprésente. Elle n’est pas pour autant le seul moteur de la fiction, loin de là. Trois visages est – entre autres – un film sur le métier d’actrice. Il y a la vedette, Behnaz Jafari, qui porte avec dignité le fardeau de la gloire (il faut la voir accueillir patiemment les compliments des villageois, puis – plus tard – se servir de cette ­adulation pour arriver à ses fins). Il y a Marziyeh, figure mystérieuse dont le dévoilement est réglé comme un pas de danse. ­

La part belle à l’imprévu

Enfin, il y a Shaharzad, ex-vedette du cinéma et de la chanson, une femme désormais âgée qui s’est exilée dans le petit village où le réalisateur et l’actrice sont partis chercher la jeune suicidée.

Dans l’Iran d’Hassan Rohani, la gloire de Shaharzad, qui s’est bâtie au temps du chah, n’est plus qu’un souvenir, et l’artiste a pris sa retraite dans une grande ville. Dans le monde de Jafar Panahi, elle fut tout aussi fameuse, mais vit dans la plus grande précarité, aux abords d’un village qui la ­considère comme une paria.

L’enquête que mènent le réalisateur et la comédienne, leur ­apprentissage express de la vie villageoise, de ses conventions aussi indispensables que contraignantes, offre à Jafar Panahi (l’auteur du film, pas le personnage qu’il interprète) la possibilité de mêler les recherches formelles et la comédie satirique. Il passe de l’un à l’autre avec une agilité qu’on ne lui a pas toujours connue. Marziyeh – l’enfant par qui le scandale arrive – rappelle Mina, la petite actrice qui désorganisait tout un tournage dans Le Miroir, que Panahi a réalisé il y a vingt ans. La comédie rectiligne et les personnages un peu emblématiques ont laissé la place à la fantaisie (il ne faut pas oublier que les conditions de tournage font la part belle à l’imprévu), au mystère aussi.

Jafar ­Panahi succombe avec ravissement à l’ivresse de l’espace, des ­visions nouvelles

Le film fait résonner des figures qui ne devraient avoir rien à voir les unes avec les autres. Un taureau blessé bloque une route, dans un champ, une silhouette se tient devant un chevalet. Après tous ces films réalisés dans l’atmosphère étouffante, aux sens propre et figuré, de Téhéran, après avoir été confiné dans un taxi, dans son appartement, Jafar ­Panahi succombe avec ravissement à l’ivresse de l’espace, des ­visions nouvelles.

Fidèle à son maître, Abbas Kiarostami, dont il n’a jamais été aussi proche, il ne laisse pas cette euphorie tourner à la frénésie. Trois visages est un film bouillonnant et maîtrisé. Si bien qu’on ne se demande même plus ce que Panahi pourrait faire s’il recouvrait la liberté. En dépit des efforts des censeurs et des geôliers, il ­démontre qu’il en jouit comme peu d’artistes savent le faire.

TROIS VISAGES de Jafar Panahi : BANDE-ANNONCE OFFICIELLE / TRAILER
Durée : 01:55

Film iranien de et avec Jafar Panahi. Avec Behnaz Jafari, Marziyeh Rezaei (1 h 40). Sur le Web : distribution.memento-films.com/film/infos/89

Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 6 juin)

A l’affiche également :

  • Le Book Club, film américain de Bill Holderman
  • C’est écrit, film français de Franck Llopis
  • La Légende, film français de Florian Hessique
  • La Nuit, documentaire belge et français de Julien Selleron
  • Le Voyage de Lila, film d’animation colombien et uruguayen de Marcela Rincon Gonzalez