Claire Messud publie « La fille qui brûle », chez  Gallimard. / WITI DE TERA / OPALE / LEEMAGE

LES CHOIX DE LA MATINALE

Riche semaine en librairie. Que vous cherchiez à vous évader, à vous distraire ou à vous cultiver, vous trouverez satisfaction dans un des six romans et essais que « Le Monde des Livres » a retenus cette semaine.

ROMAN. « La Fille qui brûle », de Claire Messud

Nos illusions, les fictions que l’on se raconte et qui façonnent nos identités, les miroirs déformants où l’on se regarde : telle est la grande affaire de Claire Messud, écrivaine américaine d’une profondeur et d’une finesse admirables. En témoigne aujourd’hui La Fille qui brûle, superbe roman de la sortie de l’enfance, où Julia voit s’éloigner d’elle Cassie, son amie depuis le bac à sable, et comprend qu’elle ne l’a jamais si bien connue qu’elle ne le pensait : « Comme si, durant tout ce temps, j’avais eu dans la main une pomme et que je l’avais prise pour une balle de tennis », note la narratrice de ce roman à l’écriture mélancolique et coupante. Il forme, avec le délicieusement retors La Femme d’en haut (Gallimard, 2014), une sorte de diptyque autour de la condition féminine, évoquant la manière dont la société s’échine à réduire le champ des possibles pour les petites filles, puis pour les femmes. Raphaëlle Leyris

« La fille qui brûle » (The Burning Girl), de Claire Messud, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 20 €.

ROMAN. « Ce qui nous guette », de Laurent Quintreau

On retrouve dans Ce qui nous guette ce qui faisait la force des précédents textes de Laurent Quintreau, la finesse d’une analyse sociologique et politique du travail mise en scène et à nu par d’impeccables techniques romanesques. C’est ainsi que, dans les premières pages, nous croisons une certaine Rita Avero, jeune neurologue qui deviendra la pionnière d’opérations du cerveau baptisées « cérébrations », visant à remédier à toute déficience cognitive et à assurer à tous une parfaite égalité des chances (mentales). Le reste du livre ne cessera d’en explorer les implications et les conséquences, de disséquer le cerveau de ses personnages, l’un après l’autre.

D’où l’usage de la deuxième personne de narration : ces personnages sont de nouveaux nous-mêmes, une altérité de nous-mêmes. Des « vous » prisonniers d’un écosystème implacable, au cœur d’une société à marche forcée, obsédée par la performance, la compilation de données, à laquelle la nôtre ressemble déjà. Nils C. Ahl

« Ce qui nous guette », de Laurent Quintreau, Rivages, 140 p., 16,50 €.

GUIDE. « Lettres à un jeune auteur », de Colum McCann

Certains chercheurs suggèrent que des algorithmes seront bientôt capables d’évaluer la qualité ou la vacuité d’un texte littéraire. Cette prédiction ferait rire l’écrivain irlandais Colum McCann : à ses yeux, tout ce qui entoure l’écriture est un art qui relève certes de l’intelligence, mais certainement pas artificielle.

Il se pose avec son lecteur les questions les plus élémentaires sur lesquelles bute tout apprenti écrivain. C’est pragmatique, concret, simple en apparence. Il s’adresse à des lecteurs qui veulent écrire mais seront aussi amenés à lire ou relire différemment. Et, après le bon sens, c’est le sens même qu’il interroge. Non sans courage. Ecrire aujourd’hui, alors que « nous sommes, dit-il, infectés par notre dépendance à cette drogue fétiche de la modernité qu’est la facilité », qu’est-ce que cela veut dire ? Florence Noiville

« Lettres à un jeune auteur » (Letters to a young writer), de Colum McCann, traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 184 p., 16 €.

ROMAN. « Le monde selon Barney », de Mordecai Richler

Dernier personnage inventé par l’écrivain canadien Mordecai Richler avant sa mort, en 2001, Barney Panofsky est un antihéros perclus de contradictions – poivrot abonné au cognac, vieillard attachant, producteur de navets pour la télé, passionné de littérature, père de famille aimant, mari infidèle, amnésique écrivant ses Mémoires… Barney a droit à une renaissance linguistique : ses souvenirs paraissent aujourd’hui dans une nouvelle traduction. signée Lori Saint-Martin et Paul Gagné.

Flirtant avec l’autobiographie, le roman reste empreint de la mordante ironie propre à Richler. Jusqu’à ce que, revenant sur son passé, Barney découvre avec horreur qu’il s’est montré plus loyal envers les idéaux de sa jeunesse qu’envers ses proches. Le narrateur sénile se révèle soudain d’une impitoyable lucidité : « Désormais, je savais. Le monstre, c’était moi. » L’apitoiement d’un ivrogne se transforme alors en un surprenant et poignant hommage au bonheur familial. Marc-Olivier Bherer

« Le Monde selon Barney » (Barney’s Version), de Mordecai Richler, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Le Sous-Sol, 560 p., 23,50 €.

ESSAI. « Rome, cité universelle. De César à Caracalla, 70 av. J.-C. -212 apr. J.-C. », sous la direction de Catherine Virlouvet, Patrice Faure et Nicolas Tran

Ce livre raconte comment Rome se voulut une cité universelle au terme d’une triple extension. De sa citoyenneté tout d’abord, octroyée au départ seulement aux plus fidèles sujets, avant d’être accordée de façon toujours plus large après l’édit de Caracalla, en 212. De son territoire ensuite, la cité imposant progressivement sa domination de l’Atlantique à l’Euphrate, de l’Ecosse actuelle à la Haute-Egypte. De son mode de vie enfin, par la diffusion du cadre civique dans toute l’immensité de l’Empire – un phénomène que les historiens ont longtemps appelé « romanisation » et qui recouvre en réalité des processus multiformes, d’intensité variable et jamais achevés.

Au-delà des soubresauts de la pénétration romaine, les auteurs abordent aussi, dans plusieurs chapitres thématiques, les réalités quotidiennes des 60 millions d’habitants de l’empire, donnant toute leur place à la vie familiale, aux relations de travail et aux hiérarchies sociales qui structurent la société romaine. L’ensemble s’achève par une réflexion approfondie sur la manière dont le pouvoir impérial sut concilier autonomie des cités et intégration à la cité commune, de façon à créer un sentiment d’appartenance et une communauté de destin à l’échelle de l’empire. A l’heure où la construction européenne est en lambeaux, l’Antiquité romaine apparaît à nouveau comme une ressource d’intelligibilité pour penser les défaillances du présent. Vincent Azoulay

« Rome, cité universelle. De César à Caracalla, 70 av. J.-C.-212 apr. J.-C. », sous la direction de Catherine Virlouvet, Patrice Faure et Nicols Tran, Belin, « Mondes anciens », 880 p., 49 €.

DOCUMENT. « Correspondance 1942-1982 », de Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss

La correspondance qu’échangèrent, quarante années durant, le linguiste russe émigré aux Etats-Unis Roman Jakobson (1896-1982) et l’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) documente un moment fondamental de la vie intellectuelle : le structuralisme. Après l’existentialisme, il représente le deuxième des grands courants de l’après-guerre, même si, comme le montrent les deux épistoliers, ses racines remontent bien avant. Leur correspondance montre que le structuralisme, loin de se résumer à un paradigme théorique, constitue une sociabilité, un milieu. Faute de partager physiquement le même laboratoire, Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss vont improviser, dans cet espace épistolaire moins formel, plusieurs projets interdisciplinaires. La genèse et la maturation restituées d’une aventure où se mêlent audace, érudition et enthousiasme contribuent à donner une image moins hautaine, abstraite et figée du structuralisme. Nicolas Weill

« Correspondance 1942-1982 », de Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Maniglier, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 434 p., 25 €.