Dans un magasin Carrefour à Nice, le 4 juin. / Eric Gaillard / REUTERS

Carrefour saute le pas. Lundi 11 juin, le distributeur s’associe en France avec Google pour vendre, à partir de début 2019, ses produits via trois canaux numériques du géant américain : l’enceinte connectée Google Home, l’Assistant Google, présent sur les smartphones, montres ou téléviseurs connectés, et la plate-forme d’e-commerce Google Shopping, qui sera dotée en France d’une nouvelle interface pour gérer les listes de courses, notamment de produits frais.

Concrètement, un internaute pourra commander chez Carrefour à voix haute, en parlant à son enceinte connectée Google ou à son assistant sur téléphone portable. Ceux-ci reconnaîtront les références des produits du supermarché, alimentaires ou autres. La commande sera ensuite préparée par Carrefour. Et sera, au choix, livrée à domicile ou à retirer dans un magasin. L’achat chez Carrefour sera aussi possible sur le site Google Shopping, sur une page spécifique. Et dans un second temps, sur YouTube, la plate-forme de vidéo de Google, qui, si des produits Carrefour sont montrés, proposera des liens pour les acheter.

Avec cette association, Carrefour tente de ne pas être tenu à l’écart de l’essor du commerce commandé par la voix, estimé à 40 milliards de dollars (34 millions d’euros) en 2022, selon les consultants en stratégie OC&C. Après le partenariat en Chine avec le distributeur Tencent, ce nouvel accord – une première en Europe – va permettre à Carrefour « d’accéder à de nouveaux clients, plus jeunes », explique Marie Cheval, directrice de la transformation digitale du groupe, qui vise 5 milliards d’euros de chiffres d’affaires d’ici à 2022 dans l’e-commerce alimentaire.

Transactions centralisées par Google

Mais en acceptant de nouer un partenariat avec une grande plate-forme numérique américaine comme Google, Carrefour prend aussi un risque et fait des concessions : le distributeur ne facturera plus le client en direct car les transactions seront réalisées « dans l’environnement » de Google. Par ailleurs, le « deal » semble prévoir une rémunération de l’intermédiaire, par exemple par un pourcentage des achats payés, même si Google refuse de s’exprimer sur le montant et la nature du partage de la valeur.

L’association et les interrogations suscitées rappellent la première grande alliance entre la distribution alimentaire française et les géants américains de l’Internet : le partenariat commercial annoncé le 26 mars entre Amazon et Monoprix. L’accord consiste à installer au second semestre une boutique sur la plate-forme d’Amazon, à destination des « clients du service Amazon Prime Now à Paris et dans sa proche banlieue ». Les commandes et les paiements étant réalisées sur la plate-forme du géant américain, ce dernier risque d’enrichir son fichier clients sur le dos du distributeur. Monoprix préparera les commandes dans son magasin, mais Amazon assurera la livraison express.

« Nous nous attendons à réaliser à terme entre 100 et 200 millions d’euros par an de chiffre d’affaires sur Amazon, explique-t-on au sein du groupe Casino (propriétaire de Monoprix). Sur ces montants, nous partageons les données clients, mais nous pensons pouvoir reconstituer l’essentiel du comportement des clients, même si nous n’avons pas le ticket de caisse. »

Amazon, perçu comme plus menaçant que Google

Dans le deal avec Google, les deux acteurs partageront la connaissance du ticket de caisse. « Google aura accès aux données, mais Carrefour en restera propriétaire, explique Mme Cheval. D’autant que nous n’allons pas sous-traiter le processus. Nous nous appuierons sur Google pour l’interface client, mais Carrefour réalisera tout le reste, de la logistique à la livraison. »

Dans la bataille des courses du futur, Google et Amazon n’ont pas tout à fait la même image auprès des grandes enseignes traditionnelles : le second est souvent perçu comme plus menaçant parce qu’il exerce lui-même l’activité de distributeur, grâce à sa boutique en ligne, ce qui en fait un concurrent plus direct des supermarchés. Amazon a de plus frappé les esprits en rachetant en juin 2017 Whole Foods market, une chaîne américaine de magasins bio. Le groupe de Jeff Bezos teste aussi aux Etats-Unis un modèle de boutique physique très automatisée, Amazon Go. En France, Amazon a initié des discussions ces derniers mois avec tous les grands distributeurs, notamment pour nouer une alliance afin de peser davantage dans les achats et de pouvoir proposer de meilleurs prix sur les produits qu’il vend. La plupart ont jusqu’ici refusé de « faire entrer le loup dans la bergerie ».

D’autres enseignes de grande distribution pourraient suivre

Google cherche à se démarquer d’Amazon tout en niant rivaliser frontalement avec lui : « Le partenariat avec Carrefour est en discussion depuis un an, ce n’est donc pas une réaction à celui annoncé par Amazon et Monoprix en mars », souligne Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. L’alliance avec Carrefour serait aussi plus globale, Google se présentant en « enabler », un anglicisme qui le pose en « partenaire » de la transformation numérique des entreprises : l’accord prévoit ainsi l’installation d’outils Google de bureautique chez les 160 000 employés de Carrefour, ou l’ouverture à Paris d’un « lab » où des ingénieurs des deux entreprises collaboreront.

« Google se distingue aussi en tant que plate-forme ouverte, qui offre de la transparence », assure aussi M. Missoffe, pour continuer à se différencier de l’entreprise de Jeff Bezos. Google ne cache pas être en discussion avec plusieurs autres acteurs français de la grande distribution, qui pourraient suivre l’exemple de Carrefour. Aux Etats-Unis, Google a noué un accord, pour les courses par la voix, avec le géant Walmart, mais aussi avec 70 autres distributeurs. En France, Sephora et Monoprix – mais aussi Franprix, selon nos informations – ont développé seuls leurs propres applications pour Google Home. La pression pour suivre le mouvement risque de se renforcer.