Pour la première fois, il sera possible de jouer une femme, nommée Kassandra, dans le prochain épisode d’« Assassin’s Creed ». / Ubisoft

Qu’il semble loin, le temps où les décideurs de l’industrie du jeu vidéo tremblaient devant une frange de consommateurs menaçant de boycotter les œuvres un peu trop ouvertement progressistes. Quatre ans après les débuts de la polémique du GamerGate, qui a vu émerger un groupe masculiniste constitué sur Internet, les grands groupes du secteur ne se sont jamais autant intéressés à la parité hommes-femmes.

C’est simple : lors des annonces qui ont précédé l’E3, le salon mondial du jeu vidéo qui se tient du mardi 12 au jeudi 14 juin à Los Angeles, les héroïnes de pixels ont semblé être partout, ou presque. Il y a d’abord le retour des quelques rares héroïnes bien installées, comme l’inépuisable Lara Croft dans Shadow of the Tomb Raider. Mais aussi celui de Jade, une des premières figures féminines non stéréotypées, dans Beyond Good & Evil 2, ou d’Ellie, jeune fille de The Last of Us, devenue majeure et autonome dans sa suite.

Il y a également ces jeux traditionnellement masculins qui opèrent un rééquilibrage soudain. Pour la première fois dans la série, Assassin’s Creed Odyssey, situé dans la Grèce antique, donnera le choix entre un ou une hoplite – des soldats de l’époque. Gears of War 5, prochain épisode d’une saga réputée pour son taux de testostérone, s’intéresse désormais à Kait, mercenaire de l’espace tout aussi badass – dure à cuire – que ses prédécesseurs. Quant à l’extension Wolfenstein : Youngblood, elle laisse le choix entre… deux femmes uniquement, les filles du héros habituel. Du côté de For Honor, jeu de combats médiévaux lourds et puissants, il met aussi une femme dans la bande-annonce de sa dernière extension, Marching Fire. Control, premier thriller futuriste des Finlandais de Remedy (Max Payne, Alan Wake) à mettre en scène un protagoniste féminin, ferait presque office de petit joueur, tant il bouscule moins de conventions.

Kait sera l’héroïne du prochain « Gears of War ».

Heurts

Interrogé par Le Monde, Phil Spencer, dirigeant mondial de la division Xbox de Microsoft, y voit une progression générale de l’industrie, liée à une sensibilisation accrue ces dernières années.

« Ce que je vois évoluer, et je m’en félicite, c’est l’industrie qui prend davantage en compte son rôle au sein de la société. A ses débuts, ce n’était que du divertissement, mais maintenant certains jeux ont une dimension artistique, d’autres permettent d’aborder des sujets de discussion importants, et je pense que l’interactivité et la coopération qui sont au cœur de notre industrie rendent cette forme d’art unique, et qu’elle va continuer à prendre de l’importance. »

Cette évolution a eu ses avant-gardistes et ses convertis de la deuxième heure. L’éditeur français Ubisoft et l’américain Electronic Arts figurent parmi les premiers géants du secteur à avoir prôné une politique volontariste. Le premier a introduit en 2015 un personnage féminin par défaut dans son jeu de tir The Division, le second a intégré les équipes féminines dans FIFA 15 la même année.

Cette évolution ne s’est faite sans heurt, ni toujours spontanément. En 2014, Ubisoft était vilipendé pour sa décision d’écarter le personnage féminin jouable initialement prévu dans Assassin’s Creed Unity, un sous-épisode situé en France au temps de la Révolution. Le motif invoqué a fait grincer des dents : intégrer une héroïne aurait été trop coûteux en termes de production. La polémique a laissé des traces. Ubisoft Québec se lance dans le développement l’année suivante d’Assassin’s Creed Odyssey. Trois ans plus tard, l’éditeur français révèle le résultat : une aventure aux héros jouables mixtes.

« Nous voulons parler à tout le monde »

« For Honor », jeu de combats médiévaux lourds et puissants, met aussi une femme dans la bande-annonce de sa dernière extention, « Marching Fire ».

Si le jeu vidéo prend en compte ces problématiques, c’est également que plusieurs de ses studios de production les plus influents sont situés dans des pays avant-gardistes sur la question, comme le Canada, où Ubisoft a de nombreuses forces vives, et la Suède, où Electronic Arts a son entreprise de création la plus stratégique, DICE (Star Wars Battlefront, Battlefield), et dont vient aujourd’hui son directeur de développement. C’est ainsi à DICE qu’a été conçu Battlefield V, un des autres jeux phares de cet E3. Ce jeu de tir en pleine Seconde Guerre mondiale a suscité l’énervement de certains joueurs au mois de mai en raison de la présence d’une soldate dans sa bande-annonce et sur sa jaquette, obligeant à revisiter la place souvent occultée des femmes en temps de conflit.

« En tant que Suédois, on peut dire que oui, je suis surpris que le monde ne fonctionne pas comme nous en Suède », se désespère Andreas Morell, senior producer sur le jeu, interrogé par Pixels.

« On voulait être sûrs que vous puissiez choisir non seulement la façon dont vous voulez jouer sur le champ de bataille, mais également qui vous souhaitez incarner, un homme comme une femme, que ce soit vêtu d’un uniforme historique ou personnalisé. Nous voulons parler à tout le monde. »

Pas téméraires, les grands groupes de jeu vidéo ont d’abord tâtonné le terrain avant de se convertir aux héroïnes de pixels. Dans un contexte de tensions entre développeurs progressistes et franges masculinistes des consommateurs, c’est par l’entremise de DLC, des chapitres additionnels facultatifs, que les éditeurs ont d’abord évalué les risques. Avant d’installer une femme à l’affiche de Battlefield V, Electronic Arts avait ainsi glissé une résistante saoudienne dans la dernière mission de Battlefield I en 2016, puis introduit des snipers féminins de l’armée russe dans l’extension Au nom du tsar en 2017. Ubisoft avait également inséré une héroïne en 2012 dans Assassin’s Creed III : Liberation, épisode secondaire de sa série de jeux d’aventure historiques initialement sorti sur consoles portables. Wolfenstein II : Youngblood laisse imaginer que son éditeur Bethesda en est encore à cette phase, quand d’autres, comme Activision et ses Call of Duty, n’ont jamais dérogé à leur casting majoritairement masculin.

Naughty Dog, le studio derrière Uncharted 4 : A Thief’s End et prochainement The Last of Us : Part II, est allé encore plus loin, en présentant dans une bande-annonce diffusée dans la nuit de lundi 11 à mardi 12 juin une héroïne homosexuelle. Une étape supplémentaire dans la remise en question de nombreux stéréotypes, saluée par des observateurs, et vilipendée par une frange opiniâtre de joueurs. Ceux à qui de plus en plus de grands groupes de l’industrie du jeu vidéo ont décidé de ne plus accorder d’importance.