Dans le centre-ville de Nantes, ville réputée pour ses initiatives en faveur de l’accessibilité, le 6 juin 2018. / Simon Auffret / Lemonde.fr

« Regardez la cuisine. Je peux faire un demi-tour avec mon fauteuil, sans même toucher les meubles », lance Jean-Pierre Chambon, sans interrompre la visite de son appartement. Cet homme de 51 ans, paralysé des jambes, s’est installé en 2011 dans ce logement social, à Nantes (Loire-Atlantique), après cinq années de demandes auprès des bailleurs, et plusieurs tentatives dans des immeubles trop étroits, au milieu de quartiers peu praticables en fauteuil. « En visitant celui-ci, j’ai bien précisé qu’il y avait des travaux à faire. Ils ont été faits », sourit-il.

Handicapé depuis sa naissance, le Nantais énumère les avantages du lumineux appartement de 90 m² : les couloirs sont larges, comme l’encadrement des portes ; le sol est régulier, jusque dans la douche aménagée ; et le passage est libre tout autour du lit et sous le plan de travail de la cuisine. « Ces aménagements me permettent d’être autonome au quotidien. J’y suis très bien et j’y resterai le plus longtemps possible », glisse-t-il. 

« C’est compliqué pour tout le monde de trouver un logement adapté à son handicap. Et ça va le devenir encore plus », assure Jean-Pierre Chambon, qui est aussi militant à l’APF France handicap en Loire-Atlantique et référent accessibilité auprès de la mairie de Nantes.

« Le message ne va pas dans le bon sens »

Il fait en l’occurrence référence à la baisse qui s’annonce de la part obligatoirement réservée aux logements accessibles aux personnes handicapées dans la construction neuve : celle-ci passera de 100 % à 10 % au terme du projet de loi évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) qui doit être voté par les députés en première lecture, mardi 12 juin.

En fauteuil depuis sa naissance, Jean-Pierre Chambon a emménagé en 2011 dans un appartement entièrement adapté à sa situation de handicap, dans le centre-ville de Nantes. / Simon Auffret / Lemonde.fr

A Nantes, ville réputée pour ses initiatives en faveur de l’accessibilité, c’est peu dire que la perspective de l’instauration d’un « quota » si faible est mal reçue, à la fois par les élus et par les associations. « Le message ne va pas dans le bon sens », tranche Catherine Choquet, adjointe écologiste à la mairie entre 2001 et 2008, en charge du handicap.

L’ancienne psychomotricienne a lancé à Nantes de nombreux dispositifs, après avoir trouvé chez Jean-Marc Ayrault « une oreille attentive » sur la problématique pendant les deux derniers mandats de l’ancien premier ministre à la tête de la ville.

Dans l’agglomération, le réseau de tramway est accessible en fauteuil roulant, comme 75 % des arrêts de bus. Les bailleurs sociaux ont créé, dès 1998, un fichier commun des candidats handicapés à la location et des dispositifs d’alerte sur les situations d’urgence. Associations et élus sont rassemblés dans un conseil dédié au handicap depuis le début des années 1990.

« Batailler dur avec les bailleurs »

Sur les cinq classements des villes les plus accessibles, établi par l’APF France handicap entre 2009 et 2013, Nantes a décroché la première place à trois reprises. En 2013, la ville a également terminé en seconde position d’un classement européen sur la thématique, derrière Berlin et à égalité avec Stockholm.

Malgré ces avancées, l’accès à un logement adapté est déjà aujourd’hui une gageure, dans une ville devenue attractive pour beaucoup de personnes à mobilité réduite. Sans évoquer de pénurie, associations et élus constatent la longueur des procédures, notamment dans le marché locatif privé, moins contraint que les offices HLM de répondre à ces demandes spécifiques.

« Sur le logement, il faut accélérer. Mais la loi ne va pas nous y aider, craint Jacques Garreau, vice-président de Nantes métropole en charge du handicap. En tant qu’élu, on doit batailler dur avec les bailleurs, qui sont dans une situation économique difficile. »

Les bailleurs sociaux, déjà concentrés sur la mise en accessibilité du bâti existant – qui représente la grande majorité de leur parc immobilier –, pourraient bénéficier de la nouvelle loi, qui supprime le surcoût engagé par la généralisation des appartements adaptés.

« On est dans un étranglement financier, et on s’attend à des années noires. Cela va être difficile de résister à la tentation de la baisse de coût impliquée par les 10 % accessibles », confirme le président de Nantes métropole habitat, Alain Robert, tout en garantissant de « continuer à accueillir tous les publics ». L’engagement est un principe fondateur de l’habitat social, qui ne représente cependant que 21,55 % du parc immobilier à Nantes en 2015.

« Ne pas réduire l’accessibilité au logement au handicap moteur »

Dans l’attente des décrets d’application de la loi ELAN, l’inconnue principale reste la notion de logement « évolutif », qui devrait à l’avenir représenter 90 % des constructions. La mesure prévoit que ces logements pourront « être rendus accessibles à l’issue de travaux simples », en fonction des évolutions dans la vie du locataire : accident, maladie, ou difficultés liées au vieillissement.

Le concept pourrait être une solution à la grande diversité des situations de handicap : la largeur étendue des couloirs et des portes, nécessaire à une personne en fauteuil, est par exemple peu utile à un locataire déficient intellectuel, aveugle ou sourd.

Mais pour le dessinateur nantais Paul Samanos, en fauteuil depuis un accident de rugby à l’âge de 16 ans, l’accessibilité totale doit être la norme. Pas uniquement pour soi, mais chez les autres : « Il m’a fallu une année à Nantes avant d’entrer pour la première fois chez quelqu’un d’autre, la première personne de mon entourage avec un appartement accessible », explique cet auteur de bandes dessinées sur le handicap, qui a trouvé à 50 ans, dans le privé, un logement adaptable à ses besoins. « Rencontrer les amis de nos amis, c’est comme ça qu’on a une vie intéressante et épanouie. Il faut aller voir chez les autres, et si 10 % de leurs appartements sont accessibles, ce n’est pas suffisant. »

Au-delà du symbole politique, les conséquences de la loi ELAN vont s’insérer, pour les collectivités, dans un puzzle de l’accessibilité aussi varié du point de vue médical que dans les réglementations. « Il ne faut surtout pas réduire l’accessibilité au logement au handicap moteur et à l’accès PMR [personnes à mobilité réduite], insiste Catherine Choquet. Les handicaps moteurs sont parmi les plus difficiles à prendre en compte mais ne représentent qu’environ 10 % des personnes en situation de handicap. »

Entre une forte contrainte budgétaire et la complexité des besoins inhérents au handicap, les politiques locales pourraient se jouer loin de l’action gouvernementale : « Toute la responsabilité de l’application de la loi pèse sur les acteurs locaux, lâche Alain Robert, président de Nantes métropole habitat. Nous n’avons pas attendu pour trouver nos propres solutions. » A Nantes, elles continueront d’être conçues dans un esprit de concertation avec les associations, revendiqué par de nombreux acteurs de l’accessibilité.