Au départ, ce n’était qu’une simple « blague » entre Alexandra Tweten et ses amies. A chaque fois qu’un homme se montrait trop insistant sur un site ou une application de rencontre, elles prenaient des captures d’écran, se les envoyaient entre elles et riaient un bon coup.

Un jour, l’Américaine de trente ans, qui travaillait à l’époque pour un site de vente de tickets de concert en ligne, s’est retrouvée un peu noyée sous les envois de photos. Ce qu’elle pensait n’être qu’un phénomène épisodique était, finalement, « très commun », explique-t-elle au Monde. En octobre 2014, elle se décide à créer un compte Instagram dédié, « pour voir ». Trois ans et demi plus tard, le compte Bye Felipe dénombre plus de 420 000 abonnés et 623 publications. Un échantillon de propos déplacés, d’insultes, de photos d’organes sexuels, d’avances répétées : Alexandra Tweten dit en recevoir chaque jour une vingtaine venant de « partout dans le monde », et concernant « tous les sites ou applications existants », de Tinder à OkCupid, en passant par le féministe Bumble.

Comme cet homme qui, après avoir vanté le physique « à la Angelina Jolie » d’une femme, continue de la relancer à plusieurs mois d’intervalle malgré son absence de réponse et termine son monologue par un « je veux juste te baiser, tu n’as rien de spécial ». Ou cet autre qui, faute de réponse à la question « comment se passe ta journée ? », enchaîne avec « tu sais faire des gorges profondes ? » ; ou encore ce troisième, visiblement vexé, qui traite une femme de « grosse salope blanche », avant de lui lancer que « personne ne l’aimera jamais ».

Selon l’étude la plus récente et la plus précise, menée par le Pew Research Center en 2013, 42 % des femmes fréquentant des sites ou applications de rencontre ont déjà été contactées d’une manière qui les a fait se sentir « mal à l’aise ou harcelées ». Contre 17 % pour les utilisateurs masculins.

Le phénomène des « forceurs »

Les « pervers » ou encore les « forceurs », comme ils sont souvent désignés, sont l’objet de nombreux témoignages partagés sur les réseaux sociaux. Une utilisatrice du site Adopteunmec raconte, par exemple, sur le forum d’un magazine féminin en ligne :

« Ce n’est pas la première fois que je tombe sur des énergumènes qui en moins de deux, sans savoir qui tu es, dès le début d’une discussion, te demandent des trucs du genre comment je suis habillée, si je suis toute nue, si j’aime la sodomie ou si j’ai les nichons qui pointent. »

Une autre montre, capture d’écran à l’appui, comment un homme la relance à 24 heures d’intervalle, bien qu’elle lui ait signifié son désintérêt ; sur Twitter, un autre homme se vante d’avoir traité de « grosse pute » une femme qui ne lui répondait pas :

Parce qu’elle ne lui répond pas assez vite, un internaute traite une jeune femme de « grosse pute ». / Capture d'écran / Twitter

En France, difficile d’évaluer précisément le phénomène. Les services de police disent ne pas être en mesure d’avancer des chiffres, car les faits de harcèlement en ligne ne sont pas catégorisés par types de site ou plate-forme. Les associations admettent également avoir des difficultés à quantifier le phénomène, sans pour autant le minimiser. Laure Salmona, cofondatrice du collectif Féministes contre le cyberharcèlement, détaille :

« Quelques victimes sont venues nous parler, mais c’est assez rare. Enfin… Disons plutôt que ce n’est pas un comportement qui va motiver les victimes à venir nous solliciter. C’est assez intégré par les victimes, banalisé, comme le harcèlement de rue. Les femmes qui font appel à nous sont celles qui ont été harcelées durant un long laps de temps, et avec une violence particulière. »

« Fais-moi au moins une pipe »

Si le harcèlement est vécu comme « banal » pour beaucoup de victimes, selon Laure Salmona, il l’est également du point de vue des harceleurs. Certains utilisateurs entendent rentabiliser leurs efforts, à plus forte raison lorsqu’ils payent pour le service de rencontre. Ils peuvent avoir « tendance à confondre le fait que les applis facilitent la rencontre avec le fait que les gens qui s’y inscrivent soient “faciles” », estime aussi Catherine Lejealle, sociologue spécialiste du numérique et enseignante-chercheure à l’ISC Paris. Avant de préciser : « Lors de rendez-vous après une prise de contact sur une appli, nombre de femmes réticentes se voient opposer un “fais-moi au moins une pipe” ».

Pour la sociologue, « les comportements et les attentes diffèrent entre les applis de rencontre récentes comme Tinder ou Happn et les sites de rencontre d’il y a une dizaine d’années comme Meetic. Ces derniers demandaient un effort de création de compte, une démarche de sélection et de tri. Aujourd’hui, on est dans l’immédiateté, on accepte beaucoup plus de sollicitations. Statistiquement, les comportements abusifs peuvent augmenter. »

Selon Laure Salmona, l’idée de permissivité serait d’autant plus intégrée sur des sites « plus libertins », ou réputés pour favoriser des rencontres sexuelles. Dès les premiers messages, les utilisateurs n’hésitent pas, par exemple, à envoyer des photos dénudées. Or, l’envoi de photos de parties intimes sans consentement peut pénalement relever de l’exhibitionnisme.

« Tindstagramming »

Il arrive que le harcèlement ne se limite pas à l’application ou au site, mais déborde sur d’autres messageries, à tel point que des noms émergent pour ces pratiques. Le « tindstagramming », par exemple, désigne le fait de venir espionner (« stalker ») ou harceler une personne rencontrée sur Tinder, directement sur son compte Instagram. Un procédé facilité par le fait que Tinder propose à ses utilisateurs de relier leur compte Instagram à leur profil. En un clic, il est possible de consulter – et de commenter – le compte Instagram d’une personne que l’on n’a pas « matchée », ou qui ne répond plus.

Laure Salmona a, quant à elle, reçu plusieurs fois des messages privés venant d’inconnus sur son compte Facebook. Des hommes avec qui elle n’avait jamais parlé mais qui l’avaient simplement retrouvée grâce à un vieux compte Tinder qu’elle avait oublié de supprimer.

Dans son cas comme dans d’autres, certains utilisent la recherche inversée sur Google Images pour retrouver des femmes ; si la même photo a été utilisée comme photo de profil sur Facebook, le compte apparaît dans les résultats de recherche. Outre les réseaux sociaux, de nombreuses femmes témoignent aussi avoir été suivies jusque chez elles ou contactées sur leur lieu de travail, voire menacées physiquement, qu’elles aient ou non déjà rencontré leur harceleur.

« Identifier les hommes sérieux »

Interrogées, les plates-formes se veulent pour autant rassurantes. Jean Meyer, le fondateur de Once (qui revendique six millions d’utilisateurs contre cinquante millions pour son concurrent Tinder), fait savoir au Monde que le harcèlement « n’est pas un problème » dans son appli. Il estime qu’il n’y a « pas eu tant de cas que ça », avant de rectifier : « non, il n’y en a pas eu. » En février, il annonçait dans les colonnes du Parisien la mise en place d’un système de notation des inscrits – où seules les femmes peuvent évaluer les hommes – et destiné, entre autres, à lutter contre les comportements « abjects ». Il tient aujourd’hui un discours différent, assurant l’avoir fait « surtout pour pouvoir repérer les hommes qui ne ressemblaient pas à leur photo », et pour « rassurer les femmes ».

Les autres sites ou applications, qui n’ont pas souhaité donner de chiffres, assurent que les cas de signalements pour ce motif sont « rares ». « Mais tout de même suffisamment importants pour qu’on ait mis en place une équipe dédiée [de 25 personnes] », explique Sophie Ak Gazeau, vice-présidente des marchés européens pour Meetic. Selon nos informations, les applications de taille moyenne (moins de dix millions d’utilisateurs) recevraient chaque année entre 200 et 300 signalements pour harcèlement.

En plus de cette équipe de modération, Meetic a instauré dès l’été dernier « un système de badge pour identifier les hommes sérieux, les “gentlemen” ». Les femmes peuvent désormais indiquer si un internaute s’est montré respectueux et cordial. Sur Tinder, rien de plus qu’un simple bouton de signalement ; l’équipe dirigeante assure appliquer « une politique de tolérance zéro » envers les harceleurs dénoncés par les utilisateurs. Sans grand effet visiblement.