Robert Carlyle en Frank Begbie dans « T2 Trainspotting » (2017), de Danny Boyle. Begbie est le héros de « L’Artiste au couteau » d’Irvine Welsh. / CLOUD EIGHT FILMS

LES CHOIX DE LA MATINALE

Du polar sudiste à l’essai historique, en passant par un  spin-off énergique de Trainspotting, la semaine littéraire comblera toutes les envies.

ROMAN. « L’Imparfaite Amitié », de Mylène Bouchard

A l’image des pensées, intempestives ou ordonnées, définitives ou provisoires, qui traversent l’esprit de sa narratrice, L’Imparfaite Amitié est un joyeux bazar formel. C’est que le roman de Mylène Bouchard feint de ne pas en être un. Il se présente comme un ensemble d’archives, de témoignages, de traces matérielles hétéroclites qu’Amanda Pedneault destine à sa fille, Sabina. Le contenu d’une boîte où celle-ci pourra piocher, pour comprendre le choix qu’a fait sa mère de quitter le domicile conjugal et de recommencer une nouvelle vie. Entre plaidoyer pro domo, quête de soi et récit filial, ce bric-à-brac textuel se propose de démêler, avec une apparente spontanéité et une véritable liberté, rien de moins que l’écheveau de l’amour, du désir et de l’amitié.

Sur un thème éminemment romanesque, Mylène Bouchard compose ainsi un récit qui échappe aux attendus du genre, laissant place à l’impromptu, aux hypothèses, au doute et aux contradictions. Elle privilégie le foisonnement, le désordre et les bifurcations à l’illusion rassurante d’une vie linéaire et soumise aux déterminismes. Brassant des questions vieilles comme le monde (et jamais résolues), ce livre les envisage sous un angle un peu saugrenu et les revivifie avec humour et originalité pour en faire résonner avec délicatesse les échos intimes chez chacun des lecteurs. Florence Bouchy

« L’Imparfaite Amitié », de Mylène Bouchard, La Peuplade, 500 p., 22 €.

ROMAN. « L’Artiste au couteau », d’Irvine Welsh

Combien de chances existait-il que Frank Begbie, le sociopathe de Trainspotting (L’Olivier, 1996), finisse en artiste adulé sur la Côte ouest des Etats-Unis ? Lui, le paumé du quartier de Leith, à Edimbourg, condamné à vingt ans de prison, aujourd’hui marié à une riche Américaine et père de deux adorables fillettes. Il est sobre. Il s’est même choisi un nouveau nom, histoire d’achever sa mue. Une rédemption ? En apparence. Les contes de fées sont voués à être saccagés, à l’image des portraits de célébrités défigurées que Begbie réalise dans son atelier.

Le roublard Irvine Welsh se livre à une étude psychologique in vivo dans L’Artiste au couteau : il transplante ce Begbie embourgeoisé dans son biotope d’origine afin d’observer s’il renoue avec ses réflexes d’antan, ses accès d’ultraviolence. A l’image de Begbie, l’écrivain est au meilleur de son énergie, le plus semblable à lui-même, c’est-à-dire en colère dès qu’il retrouve Edimbourg. Macha Séry

« L’Artiste au couteau » (The Blade Artist), d’Irvine Welsh, traduit de l’anglais (Ecosse) par Diniz Galhos, Au diable vauvert, 480 p., 22 €.

ESSAIS. « Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits », de Jérôme Baschet

Les plus anciens leur ont enseigné que « la célébration de la mémoire » ne consiste pas à « retourner le visage et le cœur vers le passé ». Comme le montre Jérôme Baschet, les militants zapatistes du Chiapas, au Mexique, engagés dans une lutte contre l’Etat fédéral pour l’autonomie de leur région, ont appris, en regardant le futur à partir des voix du passé, sans jamais se figer dans la commémoration, à redonner un sens au présent.

La question que pose le livre peut se résumer ainsi : lorsque le futur est un mur qu’aucune promesse de lendemains qui chantent ne vient plus ouvrir, comment sortir de ce que les zapatistes appellent le « présent perpétuel », où le moment vécu disparaît sous « la domination du futur immédiat », et où il devient impossible de se projeter dans l’avenir ? A travers une « conception non planificatrice de l’anticipation », il y aurait selon Baschet « la place pour une modalité de l’espérance imbriquée à l’intensification du vivre et de l’agir présent », laquelle dessinerait un futur fragile et incertain, mais au moins possible et ouvert. David Zerbib

« Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits », de Jérôme Baschet, La Découverte, « L’horizon des possibles », 320 p., 21 €.

POLAR. « Brasier noir », de Greg Iles

Au début des années 1960, avec la complicité des autorités locales, les Aigles bicéphales, un petit groupe dissident du Ku Klux Klan, sèment la terreur dans la communauté afro-américaine de Natchez. Parmi les Blancs, seul un médecin, Tom Cage, se comporte avec un semblant d’humanité. Quarante ans plus tard, alors qu’il est à la retraite, le voilà accusé d’avoir tué son ancienne infirmière, Viola Turner, une femme noire avec laquelle il a vécu une passion dévorante.

Le fils du médecin, Penn Cage, un ancien procureur devenu maire de la ville, va se lancer dans une enquête folle pour sauver son père, qui refuse obstinément de se défendre. A travers sa voix, au fil de ses investigations, le doute s’insinue : et si cet homme admiré n’était pas celui qu’il a toujours prétendu être ? Les secrets de famille tenaillent les personnages de ce roman-fleuve. Greg Iles y procède à une description minutieuse de la ségrégation et des séquelles qu’elle a laissées. Au fil des mille pages, l’auteur tisse son intrigue de va-et-vient incessant entre hier et aujourd’hui, deux périodes qui se font écho. Sylvia Zappi

« Brasier noir » (Natchez Burning), de Greg Iles, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aurélie Tronchet, Actes Sud, « Actes noirs », 1052 p., 28 €.

ESSAI. « Le Feu des manuscrits », d’Alain Boureau

Le nouveau livre d’Alain Boureau ressemble à la fois au journal intime d’un chercheur et à un anti-manuel d’initiation à l’étude des manuscrits médiévaux. En mêlant des réflexions méthodologiques à de très belles reproductions de documents et à des archives personnelles, l’historien fait partager au lecteur sa passion des textes anciens. Il décrit la manière dont il cherche entre les lignes, non seulement les auteurs, mais aussi les scribes du Moyen Age, ces intermédiaires essentiels, souvent négligés.

En effet, une immense majorité des manuscrits ne sont pas autographes : ils ont été copiés par des gens dont c’était le métier. Sous leur plume, le sens ne cesse de glisser, de se modifier, et le chercheur peut retrouver la vie qui sommeille sous l’apparente linéarité de l’écriture. C’est à un corps-à-corps amical avec le passé qu’invite Alain Boureau ; à une rébellion savante, celle qui consiste à reconnaître dans ces scribes nos semblables, nos frères. Etienne Anheim

« Le Feu des manuscrits. Lecteurs et scribes des textes médiévaux », d’Alain Boureau, Les Belles Lettres, 192 p., 21 €.