Les supporteurs des clubs de football cairotes montrent à leurs équipes un soutien indéfectible, qui s’accompagne souvent d’affrontements avec des groupes rivaux ou la police. Ces « ultras » ont aussi joué un rôle central dans la révolution égyptienne de 2011 qui a conduit à la chute du président Hosni Moubarak. Suzan Gibril, doctorante à la faculté de philosophie et de sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles, travaille sur cette mobilisation née dans les stades.

Pour cette première qualification depuis 1990, tous les espoirs de l’Egypte reposent sur Mohamed Salah, la nouvelle star du football égyptien. D’où vient cette adoration ?

Elle vient d’abord du fait que les Pharaons [l’équipe nationale] se sont qualifiés grâce à un but de Salah. Mais elle est aussi due à ce qu’il représente. Mohamed Salah, c’est une « success story ». Il est une figure qui redonne espoir à toute une génération d’Egyptiens désillusionnés par les conditions parfois difficiles dans lesquelles ils évoluent ; une génération en quête de but, sans repères. Ce que les gens ressentent pour lui est fort, et ils se sont fortement opposés au geste de Sergio Ramos [joueur de la sélection espagnole évoluant au Real Madrid qui a blessé Salah lors de la finale de la Ligue des champions, manquant de lui coûter le Mondial].

Sergio Ramos et Mohamed Salah, le 26 mai 2018. / EFREM LUKATSKY / AP

Mohamed Salah est réputé pour sa neutralité politique, qui tranche avec l’engagement islamiste notoire de l’ancienne star égyptienne, Mohamed Aboutrika. Quel effet a son silence sur la politique locale ?

C’est justement parce que Salah ne se prononce pas qu’il peut être aimé par tout le monde. Ce n’est pas forcément son but, mais le fait qu’il reste neutre permet aux différents groupes de la société de pouvoir s’identifier à lui. L’image de Salah a par ailleurs été instrumentalisée par le régime, qui l’a utilisée à son insu dans une publicité de télécoms ; ce qui a créé une altercation avec la fédération. Salah a énormément de soutiens chez les Frères musulmans, mais aussi chez ceux à l’opposé [de l’échiquier politique]. Son silence « maintient la paix », mais permet aussi à tout un chacun de faire un parallèle avec des idéologies existantes.

Ce Mondial est-il bon pour le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi ?

Le régime instrumentalise le sport, et pas seulement le football. Le sport a toujours été un domaine facilement exploitable. On peut toujours s’en servir pour parler politique sans vraiment parler politique. Cela a commencé pendant les luttes anticoloniales. Pour les indépendantistes, il s’agissait de montrer qu’il n’y avait pas de prédominance des Britanniques sur l’Egypte à travers les résultats de l’équipe nationale. Et pour Nasser, c’était déjà un moyen efficace de légitimer le pouvoir du leader.

La qualification de l’équipe nationale est déjà vécue comme un succès du gouvernement, qui paraît ainsi capable de diriger efficacement, et permet à son pays de se distinguer sur la scène sportive. L’impact politique dépendra donc de la performance, et de la façon dont les victoires ou les défaites seront utilisées par le gouvernement et commentées par les médias. En 2014, quand l’Egypte avait échoué à se qualifier contre le Ghana, une sorte de croyance avait circulé au sein de la population selon laquelle l’élimination était une punition divine, parce que Mohamed Morsi, alors au pouvoir, n’était pas le président légitime de l’Egypte.

Le stade est aussi le théâtre de tensions entre le gouvernement et les supporteurs.

Le rapport des supporteurs à la politique est assez ambigu, car bien qu’ils ne revendiquent pas d’engagement clair, à part l’opposition à toute forme d’autorité, leur comportement tend à montrer le contraire. Je pense notamment à l’implication des supporteurs ultras pendant la révolution de 2011. Alors que leur discours était très apolitique, leurs actions sur le terrain témoignaient d’une forme de politisation assez exacerbée.

Qui sont les ultras ?

Les ultras au départ sont des jeunes venus de tous horizons socio-économiques et de toutes confessions, qui aiment le football. Ils se mobilisent sans retenue pour leur équipe. Ils participent aux déplacements, à l’élaboration des chants, des slogans et des « tifos » (les chorégraphies) dans le stade. Les ultras sont les supporteurs organisés, les personnes les plus visibles dans les gradins.

Quel rôle ont-ils joué pendant la « révolution » et l’occupation de la place Tahrir ?

Les ultras se sont impliqués en plusieurs temps. Ils n’ont d’abord pas participé à la révolution en tant que groupes ultras, mais en tant que simples citoyens. Les membres se rejoignaient bien pour aller manifester à Tahrir, mais leur motivation première était de l’ordre de la conviction individuelle. Les ultras ont pris leur expérience du stade, des rivalités avec la police et du combat de rue, et l’ont transposée place Tahrir. Ils ont su jouer un rôle actif dans l’organisation des offensives et des plans de défense. Ils ont aussi dépêché des motos qui ont servi d’ambulances pour évacuer les blessés. L’idée était de se mettre en première ligne afin de défendre les manifestants, contre la répression des forces de l’ordre.

Puis, le 1er février 2012, 74 supporteurs du club Al Ahly sont tués à la fin d’un match face à l’équipe Masry de Port-Saïd. Les médias présentent ces événements comme une bagarre qui aurait mal tourné, mais les ultras y voient une attaque directe des forces de l’ordre, qu’ils accusent d’être restées passives pour se venger du rôle joué par les ultras place Tahrir. Leur action change à ce moment-là, et passe d’une mobilisation sans réel message politique commun à une mobilisation active des ultras en tant qu’entité, avec des revendications claires. Les groupes rivaux s’allient pour dénoncer le régime et son incapacité à maîtriser ses forces de sécurité, et demander que les vrais responsables du massacre de Port-Saïd soient jugés. Beaucoup de citoyens rejoignent le mouvement ultra à partir de ce moment, avec la volonté de soutenir les groupes qui leur ont permis de manifester en sécurité. Pour toute une génération, être « ultra », c’est être révolutionnaire.

Et sous l’islamiste Mohamed Morsi, président de 2012 à 2013, que deviennent-ils ?

Parmi les ultras, il y avait des anarchistes, des socialistes, des Frères musulmans, des musulmans modérés, des coptes… Dans les premiers jours de la révolution, comme tous les groupes manifestent ensemble, la question de l’adhésion à une idéologie ne se pose pas. Mais lorsque Morsi prend le pouvoir, beaucoup de groupes ultras se mobilisent contre lui. Par conséquent, les membres des groupes ultras qui appartiennent, comme Morsi, aux Frères musulmans, ne se reconnaissent plus autant qu’avant dans leur identité d’ultra. Certains quittent alors les ultras pour rejoindre les milices des Frères musulmans. L’élection de Morsi est le catalyseur d’une crise idéologique chez les ultras.

Le mondial va-t-il fédérer l’Egypte autour des Pharaons, ou cristalliser les tensions ?

Cela peut aller dans les deux sens. Vu l’engouement qu’il y a eu autour de la qualification, tant attendue, il y aura dans un premier temps une forme d’unité nationale. Mais il faut attendre ensuite de voir la performance de l’équipe pendant le tournoi en lui-même. Il est tout à fait concevable qu’il y ait des émeutes à la fin d’un match si l’équipe est éliminée. L’enjeu est grand pour Al-Sissi, qui veut voir les Pharaons aller le plus loin possible.