Dans la province de Kayumbu (Rwanda), en 2011. / WILLIAM CAMPBELL/CORBIS VIA GETTY

De village en village, Jean-Pierre Maniriho trace sa route. Il avance au milieu de collines dont les sols ravinés sont prêts à glisser et à tout emporter. Pour mettre un terme à la destruction de son environnement, le Rwanda a décidé de restaurer 2 millions d’hectares de terres dégradées d’ici à 2020. Soit plus de 80 % de la superficie de ce pays de 12 millions d’habitants, dont la densité, 500 habitants au km2, est la plus élevée d’Afrique. Le jeune expert forestier porte sur ses épaules une partie de ce défi qui passe par des campagnes de reboisement, la construction de terrasses pour fixer les sols et la conversion de 85 % des parcelles à un système agroforestier pour retrouver les rendements perdus sur des terres exploitées jusqu’à l’épuisement.

Début mai, de nouvelles inondations dans l’ouest du pays ont englouti 18 personnes, portant le bilan à 200 morts en quatre mois. « Nous devons convaincre les paysans de changer. Ce n’est pas facile », admet Jean-Pierre Maniriho, qui travaille pour l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). L’organisation a fourni une grande partie de l’expertise sur laquelle s’appuie le gouvernement du président Paul Kagame pour atteindre cet engagement pris en 2011. L’UICN a cartographié tous les paysages, évalué la santé des écosystèmes et proposé un plan de bataille.

Course à la terre

Fin 2017, 710 000 hectares étaient couverts par ce type de programme, selon l’Autorité des forêts et de l’eau du Rwanda. Presque la moitié du chemin à parcourir. Ici, la protection de l’environnement n’est plus une option. Alors que la grande majorité de la population – qui devrait doubler d’ici trente ans – vit de l’agriculture, la surexploitation des terres et l’érosion liée à une déforestation massive pèsent dangereusement sur les rendements agricoles. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a calculé que chaque année, la destruction des sols par l’érosion représente pour le pays « une perte de sa capacité à nourrir 40 000 personnes ».

Cette course à la terre accompagne depuis des décennies l’histoire de cet Etat enclavé au cœur de l’Afrique des Grands Lacs. Pour le géographe américain Jared Diamond, connu pour ses travaux sur l’effondrement des sociétés, le génocide de 1994, qui a causé la mort d’environ 800 000 Tutsis, ne peut se comprendre sans prendre en compte cette réalité. La tragédie rwandaise illustre, selon lui, un des pires scénarios imaginés par Thomas Malthus dans son Essai sur le principe de population.

Sur les routes sinueuses de Gicombi, au nord de Kigali, Jean-Pierre Maniriho mise sur l’influence des religieux pour atteindre les paysans. « Nous avons demandé aux pasteurs de planter des arbres autour des édifices et d’encourager les fidèles à faire de même dans leurs champs, raconte l’agent de l’UICN. Ils savent de quoi nous parlons. Beaucoup d’églises ont été emportées lors de catastrophes naturelles. »

Gicombi comme les 29 autres districts du pays s’est vu assigner par le gouvernement des objectifs de construction de digues, plantation d’arbres dans les champs, le long des routes et des rivières, défense des zones fragiles… L’armée et les prisonniers ont été mis à contribution pour aménager des terrasses, première étape pour commencer à fixer les sols. Le dernier samedi du mois, jour de l’Umuganda où les citoyens sont réunis pour des travaux collectifs obligatoires, est souvent consacré au reboisement.

« 40 % des parcelles du district ont été aménagées mais nous pourrions faire davantage si nous avions plus d’argent », annonce Jackson Lutagira, le responsable local de l’environnement. Les actions de restauration restent coûteuses, entre 420 et 850 euros à l’hectare. Il faut trouver les moyens d’encourager « les paysans qui ne comprennent pas pourquoi il faut planter des arbres quand ils ont déjà si peu de terres ». La plupart des familles possèdent moins de 1 hectare. Chacune reçoit gratuitement des plants et celles qui remplissent le contrat de performance fixé par l’Etat peuvent espérer en récompense une chèvre ou un cochon, voire le paiement de leur mutuelle de santé.

« Nous organisons des voyages dans des villages qui ont déjà adopté l’agroforesterie pour qu’ils voient ce qu’ils ont à gagner », poursuit le jeune diplômé en sciences de l’environnement de l’université de Kigali. Cette pratique qui associe les cultures céréalières ou légumières aux arbres promet aux paysans des récoltes plus abondantes et assure du fourrage pour le bétail.

Métamorphose des paysages

Ces villages possèdent leurs pionniers dont certains deviennent des « facilitateurs » chargés de convaincre les autres, comme Emmanuel, Madeleine, Modeste et Innocent. « Nous avons commencé par planter à côté de nos pommes de terre et haricots, des avocatiers et des manguiers et puis des arbres qui nous rapportent du bois et du fourrage », récite doctement Emmanuel. Le mardi, l’équipe organise une réunion publique et tous les soirs, chacun visite au moins deux voisins.

Le choix des arbres suscite les plus vifs débats. Les paysans réclament avant tout des « essences qui donnent des tuteurs pour faire pousser les haricots et puis du charbon pour cuisiner ». En dehors des parcs naturels où elles subsistent comme de maigres reliques, les forêts naturelles ont disparu au Rwanda. Les eucalyptus importés d’Australie les ont remplacées, omniprésents au point d’imprégner l’air de leur légère odeur mentholée. Par endroits, des campagnes d’arrachage sont désormais menées afin de réintroduire des essences locales meilleures pour la biodiversité.

Le marais de Rugezi, à plus de 2 000 mètres d’altitude, est un peu la vitrine de cette métamorphose des paysages. Du haut de la colline, tout semble ordonné. Les versants bien rangés en terrasses glissent vers un tapis d’herbes hautes jusqu’au fond de la vallée. Cette zone humide aujourd’hui placée sous la protection de la convention internationale de Ramsar a bien failli disparaître, asséchée progressivement pour le pâturage et les cultures.

Mais en 2004, l’arrêt faute d’eau de la principale usine hydroélectrique construite à l’embouchure de la rivière Ntaruka pour alimenter Kigali a sonné l’alerte. Ce cours d’eau comme le lac Burera sont étroitement liés au marais de Rugezi dont les réseaux souterrains nourrissent, rappelle-t-on ici avec orgueil, le Nil et le fleuve Congo. Sur le bord de sa parcelle, un vieil homme prévient : « Ceux qui se risquent en contrebas pour couper de l’herbe peuvent finir en prison. » Les expulsions suscitent d’amers ressentiments, mais rares sont ceux qui osent en parler ouvertement.

De maison en maison, de champ en champ, Jean-Pierre Maniriho, diplômé de la première promotion d’agroforestiers du pays en 2009, voit peu à peu les collines se transformer et espère que le Rwanda relèvera son défi jusqu’au bout. En attendant, la méthode expérimentée ici par l’UICN a inspiré une trentaine d’autres pays.