Le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields 2010 et député de l’Essonne (La République en marche), a conduit la mission parlementaire sur l’intelligence artificielle (IA), dont le rapport a été remis au gouvernement français le 29 mars. Il s’est investi au sein des Instituts africains des sciences mathématiques (AIMS) et dans le Next Einstein Forum, à Kigali, au Rwanda.

Quelques jours à peine après la réalisation de cet entretien, Google a annoncé, mercredi 13 juin, la création de son premier centre de recherche en IA sur le sol africain, à Accra, au Ghana. Pour ces recherches, qui seront spécialisées dans la santé, l’agriculture et l’éducation, le géant d’Internet a lancé dans la foulée sur les réseaux sociaux un appel à candidatures à destination des chercheurs en « machine learning ».

Des applications d’intelligence artificielle font leur apparition en Afrique dans l’éducation, l’environnement, la santé, etc. Qu’est-ce que cela raconte ?

Cédric Villani C’est tout d’abord une très bonne nouvelle de voir émerger des acteurs entrepreneuriaux sur un continent où, traditionnellement, le fonctionnariat a été longtemps vécu comme la carrière la plus recherchée. Cette émergence de l’intelligence artificielle est rendue possible car la barrière d’entrée en termes d’étude, sur ce sujet, est moins importante que dans d’autres domaines scientifiques. Si on a la bonne idée, le coût de développement au départ est, de plus, relativement réduit. Ce qui est cher, ce qui est dur, c’est d’avoir le matériel et les bases de données. La difficulté, ensuite, ce qui fait la valeur de ces applications, c’est de trouver le cas d’usage et le modèle économique qui l’accompagne.

Un système D se met en place. Pour se développer, ces entrepreneurs participent à des hackatons, des compétitions d’innovation internationales…

On peut voir cette tendance en clair et en sombre. En clair, on voit émerger une véritable volonté et des acteurs entrepreneuriaux qui se prennent en main. En un peu plus sombre, tout cela émerge hors système, dans le contexte d’un continent qui a tant de mal à mettre ses institutions d’équerre au plan politique, éducatif, universitaire. Cela bouillonne et, en même temps, l’université africaine a le plus grand mal à décoller, en dépit du talent de certains étudiants fort motivés et de certains universitaires bien en pointe. Ces initiatives africaines très agiles se retrouvent pour la plupart aidées non pas par des gouvernements du continent, des institutions universitaires ou entrepreneuriales locales, mais par des géants internationaux.

Nous assistons à une « course à l’écosystème » de grands groupes, tels Facebook ou IBM, très actifs pour identifier et accompagner ces start-up dans leur démarche d’intelligence artificielle…

Les grandes plates-formes ont un avantage, elles proposent à ces entrepreneurs du « all included », du « tout intégré ». Quand IBM, Facebook ou Amazon vous dispense une technologie, l’entreprise peut dire, en même temps : voici le programme, les conditions et les produits qui vont bien avec. En proposant cette approche globale à un entrepreneur, le groupe l’intègre de fait dans une communauté, un écosystème. Ce n’est pas juste un contrat sur un projet.

Considérez-vous cela comme un risque ou une opportunité pour le développement de l’Afrique ?

Je ne vois pas tellement de risque pour les entrepreneurs eux-mêmes. Le principal problème se pose, de façon plus diffuse, pour les gouvernements et les institutions. Il y a un risque de captation de la valeur et de la compétence par les institutions étrangères. C’est un peu ce que nous avons déjà connu en France : les grandes plates-formes sont les compétiteurs numéro un du gouvernement français pour ce qui est du développement de l’intelligence artificielle. Ces grandes plates-formes captent toute la valeur ajoutée : celle des cerveaux qu’elles recrutent et celle des applications et des services, par les données qu’elles absorbent. Le mot est très brutal, mais techniquement c’est une démarche de type colonial : vous exploitez une ressource locale en mettant en place un système qui attire la valeur ajoutée vers votre économie. Cela s’appelle une cybercolonisation.

Nous assistons donc à une cybercolonisation de l’Afrique ?

Trop tôt pour le dire… Mais il est possible, si l’on n’y prend garde, que ce qui se passera en Afrique soit dans la continuité de ce qui s’est déjà passé dans le monde occidental. La cybercolonisation ne sera pas aussi violente que la colonisation historique, bien sûr. Mais en termes économiques, elle peut être extrêmement puissante. C’est un risque pour la société, pour les sociétés dans leur ensemble, parce que tout ce qui est pris par les compagnies privées sert à défendre les intérêts des compagnies privées et pas l’intérêt commun ou général d’un pays. C’est une question de rapport de forces. En même temps, on ne peut pas blâmer les grandes plates-formes en question, qui développent légitimement leurs intérêts. Elles n’enfreignent pas la loi, elles donnent une chance à des entrepreneurs. Elles participent au transfert de compétences. Et elles apporteront beaucoup aux Etats qui sauront collaborer avec elles dans une relation qui ne soit pas trop déséquilibrée.

Quelles pistes préconisez-vous ?

Il n’est pas inquiétant qu’un continent en développement se fasse aider par d’autres continents où la technologie est plus développée. Mais si l’affaire est sur le long terme en sens unique, c’est inquiétant et malsain. Il est important que se développent des institutions africaines, publiques et privées de haut niveau : des universités, des lieux de formation, mais aussi des entreprises qui puissent aider et financer les initiatives locales. Et il faut que se développent aussi des fonds de financement africains, des entreprises africaines faisant un bon usage de l’intelligence artificielle, une bonne interaction entre la recherche africaine et l’économie africaine.

Le Monde Afrique propose une série de sept épisodes pour mieux comprendre les enjeux et usages autour de l’intelligence artificielle, à travers cinq histoires entrepreneuriales, applications imaginées en Ethiopie, au Kenya, en Tunisie, au Nigeria et au Cameroun, et les interviews de Cédric Villani et d’Abdoulaye Baniré Diallo.

Des Africains de plus en plus connectés

L’Afrique a définitivement basculé dans l’ère du mobile. « Le taux d’équipement avoisine désormais les 100 %, et dans de multiples endroits du continent le mobile est la seule façon de communiquer », constate Karim Koundi, associé chez Deloitte Afrique. Les Africains, de plus en plus habitués à être connectés en tout lieu et instantanément, plébiscitent le smartphone, dont l’essor est exponentiel. « Le nombre d’appareils, 350 millions actuellement, devrait doubler d’ici à 2020 », poursuit l’expert.

Tous les habitants du continent ne sont pas encore logés à la même enseigne. Les usages mobiles sont différents « entre les pays côtiers, où la qualité de connexion est meilleure et les prix des communications moins élevés, et les autres, tels le Tchad et le Niger, plus enclavés ; mais la différence diminue », analyse Karim Koundi. Désormais, selon lui, « 80 % du territoire habité » est désormais couvert par les réseaux de téléphonie mobile.

Les citoyens africains adoptent des habitudes similaires aux usagers des autres continents. « Pour se parler par portable interposé, ils utilisent de moins en mois la voix et préfèrent se connecter par des applications telles que Facebook Messenger, WhatsApp et Skype. » Une évolution dont les conséquences économiques sont directes : « Les opérateurs télécoms sont menacés de ne devenir que des fournisseurs de tuyaux. L’intelligence se déplace vers les services et les applications », note Karim Koundi. C’est-à-dire, principalement, vers Facebook et Microsoft.