Cela fait précisément cinq heures et quarante minutes qu’il parle sans discontinuer, et Fiodor Pogorelov trouve encore la force de blaguer : « Oh ! Vingt-trois tirs à neuf, on dirait le cours du peso ! » Il reste cinq minutes à jouer dans ce match Allemagne-Mexique, et les clients de l’O’Sport, le bar où Fiodor exerce sa spécialité du commentaire en direct, sont suspendus à l’écran géant autant qu’aux bons mots de Fiodor, accoudé au zinc micro en main. La vraie star de la soirée, c’est lui, pas le gardien mexicain Ochoa, qui repousse une à une les vagues allemandes jusqu’à la victoire de son équipe.

Fiodor Pogorelov, le 12e homme. / DR

« Je suis un bavard professionnel, nous a expliqué Fiodor à la mi-temps. J’ai travaillé à la radio, à la télévision, j’ai été barman… Quand j’étais jeune, j’ai même enseigné pendant deux ans sur les campus universitaires comment enfiler un préservatif sur un bâton en bois, pour le compte d’une fondation américaine. Et puis la bière aide un peu à adoucir la gorge… »

On avait retrouvé Fiodor Pogorelov plus tôt dans l’après-midi, dans un rôle plus sérieux. L’homme conduit des excursions – payantes – à travers la Venise de la Baltique sur le thème du football. « La capitale russe du football », annonce le programme, qui a attiré une quinzaine de participants, Pétersbourgeois curieux ou touristes du reste de la Russie. Si les clubs de Moscou sont certes historiquement plus forts, c’est à Saint-Pétersbourg, ou plutôt à Pétrograd, que le football est né dans le pays, amené dans les baluchons des marins britanniques. « Le premier match s’est tenu sur la place du Manège, précise Fiodor, moustache frisottante et cigare à la main. Là où j’ai moi-même commencé à jouer au foot, dans l’équipe des journalistes. On jouait contre l’équipe des anciens bandits. »

Devant le stade de Saint-Pétersbourg, où se déroulent sept matchs du Mondial 2018. / DR

Trois heures de marche sous un soleil de plomb, à travers les lieux emblématiques du football pétersbourgeois, depuis le clinquant stade de Saint-Pétersbourg, où se déroulent sept matchs du Mondial 2018, jusqu’au vieux stade lépreux du Dinamo Leningrad. Là où, le 31 mai 1942, se déroula l’incroyable « match du blocus », organisé pour montrer à l’agresseur allemand la résilience de la ville assiégée, où les habitants mouraient de faim les uns après les autres. Pour ne pas risquer de voir les footballeurs anémiques s’écrouler, les mi-temps avaient seulement été réduites à trente minutes.

La stèle du « match du blocus », dans le stade du Dinamo. / DR

Tout y passe : les 110 000 spectateurs du match Spartak-Zénith en 1950 ; les premières émeutes du football russe, en 1957, après la victoire 6-1 du Torpedo Moscou contre les locaux ; l’amour du compositeur Dmitri Chostakovitch pour les clubs locaux, et sa célèbre citation : « Le stade de football, c’est le seul endroit en Union soviétique où vous pouvez être non seulement pour, mais aussi contre. »

Le tout émaillé des souvenirs de supporteur ou de journaliste du guide : les joueurs du Zénith du début des années 1990 payés en caisses de chaussures de l’usine voisine ; les manœuvres de Gazprom, le grand groupe gazier russe, pour reprendre l’équipe ; ou encore ce déplacement à Istanbul, « la seule fois dans ma vie où j’ai vu un duty free d’aéroport vidé jusqu’à la dernière goutte ». Il n’y a qu’un sujet sur lequel Fiodor Pogorelov semble marcher sur des œufs : la réputation de racisme que traînent les ultras du Zénith, dont les représentants avaient unanimement soumis à la direction du club, en 2012, un manifeste demandant, entre autres, que ne soient pas recrutés de joueurs de couleur ou homosexuels. « Ce sont mes copains, mais… ils ont déconné. Ce qu’ils voulaient dire, c’est que le Zénith n’a jamais été meilleur que quand il a compté sur ses propres forces, celles de la ville, de la région. ll n’y a qu’à voir Arshavin, Kerzhakov… Dans tous les clubs du monde, les virages sont composés de radicaux. »

A sa décharge, disons que le jeune homme de 36 ans, natif de l’île Vassilievski, dans le centre de la ville, a le Zénith dans la peau, et même, comme il se doit, tatoué dessus. Il n’a pas raté un seul match à domicile depuis des années, même s’il s’est éloigné des ultras – avec lesquels il n’a jamais participé à la moindre bagarre, assure-t-il – depuis le milieu des années 2000. Epoque à laquelle le Zénith l’a brièvement embauché dans son service de la communication, avant de le renvoyer pour… « inutilité ». Le jeune homme est aussi un romantique. Quand le Zénith a déménagé de son vieux stade Petrovski, Fiodor a acheté pour marquer le coup un vieux bus jaune de l’époque soviétique, avec lequel il a pendant un an conduit au nouveau stade ceux qui comme lui refusaient le diktat de la modernité.

Guide au cigare. / DR

Retour à l’O’Sport, où l’inutilité n’a jamais dérangé personne, surtout depuis que Fiodor en est l’un des copropriétaires. Le moustachu, en short et tongs, les ongles de pied vernis en rose, y est dans son élément, surtout un micro à la main. Le commentateur est un observateur fin du jeu, mais il a surtout ses blagues récurrentes, ses rituels. Toute faute devient un « penalty », l’arbitre a droit à une recherche approfondie sur Google… Comme un copain trop bavard devant un match, voire un oncle à l’heure du digestif, Fiodor rigole de ses propres blagues – de « l’humour de caserne », me glisse ma voisine – , mais c’est lui qui mène la danse, lui qui tient le micro, lui qu’une armée de fans encourage, en même temps qu’elle chavire pour le Mexique. « Manuel Neueeeer qui monte ! Neuer qui n’a pas joué de la saison ! Mario Gomez qui rentre… Mario Gomez que l’on ne voit que tous les quatre ans et dont le visage ne change jamais. »

« C’est plus du stand-up que du commentaire, reconnaît-il. D’ailleurs il faudrait que je pense à m’imprimer la liste des joueurs… » Pas sûr qu’il y pense d’ici à la fin de la Coupe du monde. Fiodor Pogorelov peaufine déjà le programme de ses futures excursions pétersbourgeoises. Premier thème au programme : « Kriminalniy Piter ». Le Pétersbourg criminel.