Qui dirige le gouvernement allemand ? La question est abrupte, elle peut sembler absurde, et pourtant elle se pose après la passe d’armes – totalement inédite – à laquelle se sont livrés, lundi 18 juin, la chancelière Angela Merkel et son ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, dont les désaccords sur la politique migratoire du pays mettent en danger l’existence même de la « grande coalition » mise en place à la mi-mars, après six mois de laborieuses négociations.

S’il tenait à montrer qu’il ne reconnaît déjà plus l’autorité de Mme Merkel, M. Seehofer ne s’y serait pas pris autrement. Lundi après-midi, le président de la CSU bavaroise s’est en effet livré à un exercice qui en dit long sur le rôle qu’il considère être le sien au gouvernement : au moment même où la chancelière, depuis Berlin, s’exprimait devant la presse pour expliquer la façon dont elle entendait sortir du conflit qui l’oppose à son ministre, celui-ci organisait sa propre conférence de presse, depuis Munich, pour détailler la politique qu’il entend mener dans les prochaines semaines, en insistant sur le fait qu’il était maître du calendrier et que rien ne l’arrêterait.

Le ministre de l’intérieur et président de la CSU bavaroise, Horst Seehofer, donne une conférence de presse à Munich, le 18 juin. / CHRISTOF STACHE / AFP

Pour M. Seehofer, les choses sont donc très claires. « A partir de la première semaine de juillet », a-t-il expliqué, tous les demandeurs d’asile ayant déposé un dossier ou étant déjà enregistrés dans un autre Etat européen, seront « immédiatement reconduits » à la frontière. Même si le mot n’a pas été prononcé, l’annonce sonne comme un ultimatum.

Conscient des difficultés que poserait l’application de sa mesure si elle était prise unilatéralement par le gouvernement allemand sans concertation avec ses partenaires, M. Seehofer donne en réalité un délai d’une quinzaine de jours à Mme Merkel pour trouver un accord à l’échelle européenne. En cas d’échec, celle-ci est prévenue : « Je suis parfaitement déterminé à mettre [cette mesure] en œuvre si les négociations devaient échoué », a précisé le ministre.

« Il n’y aura pas d’automatisme »

Depuis Berlin, au même moment, Mme Merkel s’est évidemment défendue d’être prisonnière de l’agenda de M. Seehofer. Mais en réalité, c’est bien de cela qu’il s’agit. Face à la presse, lundi, la chancelière a en effet expliqué qu’elle consacrerait toute son énergie, dans les deux prochaines semaines, pour trouver une solution européenne, assurant que son parti, la CDU, partage avec la CSU le « même objectif, à savoir de mieux réglementer la politique migratoire de notre pays ». Pour cela, elle a déjà fixé une échéance : le 1er juillet. Ce jour-là, a-t-elle expliqué, la CDU dressera un bilan de ses négociations avec les autres Etats européens, dont le point d’orgue devrait être le Conseil européen prévu à Bruxelles les 28 et 29 juin.

Que se passera-t-il en cas d’échec ? Qu’arrivera-t-il si la CDU lui donne un blanc-seing mais si la CSU, de son côté, estime début juillet que le compte n’y est pas ? « Vous me connaissez : je ne suis pas le genre de personne qui répond aux questions qui commencent pas “si”. Nous nous reverrons le 1er juillet, et à cette date, au plus tard, je pourrai vous le dire », a répondu Mme Merkel, lundi, à un journaliste.

En tout cas, une chose est sûre, a-t-elle précisé : « Il n’y aura pas d’automatisme. » Autrement dit, si aucun accord n’est trouvé à l’échelle européenne, elle n’acceptera pas que son ministre de l’intérieur applique de lui-même la mesure qu’il a annoncée.

Comme l’a rappelé Mme Merkel, il s’agit là d’une « question de répartition des compétences » au sein du gouvernement. Pour le dire autrement, au-delà de la mesure en soi, c’est le fonctionnement même du gouvernement qui est en jeu, et dont l’une des règles de base repose sur l’autorité dont dispose le chancelier sur ses ministres, défini par l’article 65 de la Constitution de 1949 : « Le chancelier fédéral définit les grandes lignes de la politique et en assume la responsabilité. »

Malentendu fondamental

Or tout le problème pour Mme Merkel est que M. Seehofer ne semble pas partager la même lecture de la Loi fondamentale. Lors de sa conférence de presse, lundi, le ministre a feint la surprise en répondant à une question sur le sujet : « Elle n’a pas agité devant moi la question de la répartition des compétences, d’ailleurs ce serait assez inhabituel entre deux chefs de parti », a-t-il expliqué, sur un ton presque badin, le « elle » désignant ici Mme Merkel.

Entre Mme Merkel et M. Seehofer, le malentendu est donc fondamental. D’un côté, l’une estime, en tant que chancelière, qu’elle a autorité sur son ministre de l’intérieur. De l’autre, l’un considère que leur qualité de chefs de parti les met l’un et l’autre sur un pied d’égalité.

En se comportant ainsi, M. Seehofer sait qu’il n’améliore pas son image. A quatre mois des élections régionales en Bavière, le ministre est accusé par l’ensemble des partis du pays – sauf bien sûr par la CSU – de n’agir de la sorte que pour garantir à sa famille politique le score le plus élevé au scrutin du 14 octobre, en prenant d’ici là des mesures destinées à contenir la poussée du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD).

Surenchère

Une surenchère dénoncée à longueur de journée, notamment par le Parti social-démocrate (SPD), pourtant allié à la CSU au sein du gouvernement. « Les acquis économiques et sociaux de l’espace de libre circulation qu’est l’Union européenne ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel des tables des tavernes bavaroises », a ainsi dénoncé Anke Rehlinger, vice-présidente de la Sarre et membre de la direction fédérale du SPD.

En donnant le sentiment de se comporter davantage en chef de parti qu’en ministre, M. Seehofer prend à coup sûr un risque politique pour lui-même : en cas de mauvais score des conservateurs aux élections d’octobre, il n’est pas à l’abri d’une révolution de palais à Munich, où ses rivaux à l’intérieur même de la CSU – à commencer par le ministre-président de Bavière, Markus Söder – n’hésiteront pas à le détrôner.

Mais d’ici là, le plus gros risque qu’il prend est celui qu’il fait courir à Mme Merkel qui n’apparaît plus aujourd’hui que comme l’exécutante des volontés de son encombrant ministre. D’où la double question qui n’a pas manqué de lui être posée, lundi, lors de sa conférence de presse : « Est-il imaginable que ce gouvernement tienne vraiment trois ans ? Est-ce encore vous qui déterminez sa politique ? » Ce à quoi la chancelière s’est contentée de répondre : « Deux fois oui. »