C’est un record. Ils seront cinq entraîneurs argentins à la Coupe du monde : Juan Antonio Pizzi avec l’Arabie saoudite, Héctor Cúper avec l’Egypte, Ricardo Gareca avec le Pérou, José Pékerman avec la Colombie (qui affronte le Japon mardi 19 juin à 14 heures) et bien sûr Jorge Sampaoli avec l’Argentine. Plus fort encore, ils étaient dix Argentins parmi les treize sélectionneurs en fonction durant les éliminatoires de la zone Conmebol (Amérique du Sud).

La figure du director técnico argentin est omniprésente dans le football moderne. Sur les bancs de touche comme dans les esprits. Maurico Pochettino, Diego Simeone, Jorge Sampaoli sont parmi les entraîneurs les plus observés du moment, comme avant eux les Pékerman, Cúper, Carlos Bianchi, Alfio « Coco » Basile, Jorge Valdano. D’autres, encore plus renommés, ont marqué leur époque et ont créé consciemment ou non un courant de pensée, une idéologie, une philosophie de jeu. On se dit menottista, comme César Luis Menotti, champion du monde 1978, ou bilardista, en signe d’allégeance à Carlos Bilardo, champion du monde 1986. Plus de trente-cinq ans après une brouille sans doute plus personnelle qu’autre chose, les deux camps s’opposent et s’invectivent encore sur les réseaux sociaux avec beaucoup de virulence et pas mal de mauvaise foi. Mieux vaut-il avoir tort avec Menotti que raison avec Bilardo ?

Marcelo Bielsa, lui, n’a pas gagné de Coupe du monde, mais il divise tout autant : génie pour les uns, vendehumo (« vendeur de fumée ») pour les autres, le gourou de Rosario intrigue, éblouit, inspire, exaspère, et ses anciens joueurs (Pochettino, Berizzo, Aimar, Gallardo) deviennent souvent de brillants entraîneurs.

Le pèlerinage de Guardiola

L’Argentine est sans doute le pays le plus obsédé par le football, et l’entraîneur un personnage central. Là-bas, on l’appelle « Maestro », « Doctor », « Profesor ». Son aura quasi mystique fascine même Pep Guardiola. En 2006, juste avant de révolutionner le jeu avec le FC Barcelone, l’entraîneur catalan est venu deux fois en Argentine rencontrer César Luis Menotti et Marcelo Bielsa, deux entraîneurs qu’il considère comme des références. Sa charla (« discussion ») avec Bielsa va durer onze heures !

C’est presque un pèlerinage. Guardiola vient à Buenos Aires comme d’autres vont à La Mecque. Parmi ses influences, le Catalan cite également Angel Cappa, Jorge Valdano, Ricardo La Volpe. Tous argentins. Le journaliste Vicente Muglia a consacré un livre, Che Pep, à cette connexion. « Même s’il voit notre football comme celui du dribble plus que de la passe, il a toujours eu une attirance pour l’Argentine. Un de ses amis m’a dit : “Pep n’était pas par hasard dans la vie avec les Argentins, il les cherchait”. Son emprunt le plus évident est la Salida Lavolpiana, la sortie de balle au sol, élaborée par Ricardo La Volpe avec l’équipe nationale du Mexique. Il l’a reprise ensuite au Barça. Mais comme me l’a dit Menotti :“Pep n’est pas venu en Argentine pour apprendre, il savait déjà tout.” Ce qu’il voulait, c’était échanger, discuter, s’enrichir au contact d’entraîneurs de même courant que lui mais plus expérimentés. »

Pour comprendre le phénomène du director técnico argentin, il faut expliquer le rapport très particulier du pays au ballon rond. Le football est plus qu’un sport, comme le tango est plus qu’une danse et l’asado plus qu’une grillade. C’est à la fois un marqueur identitaire et le dernier signe de grandeur d’un pays qui s’est rêvé en nouvelle superpuissance après la seconde guerre mondiale, et d’une ville qui s’est crue le Paris de l’hémisphère sud. Les rêves, les échecs, ce qu’on emporte et ce qu’on laisse : c’est toute l’histoire de l’immigration que le football argentin charrie dans ses filets.

« Le football est la seule identité stable dans ce pays. »

Les autres Sud-Américains se plaisent à décrire l’Argentin comme « un Italien qui parle espagnol et se prend pour un Anglais ». C’est vrai pour le football, où l’hincha (le supporteur) conjugue la passion déraisonnable des Latins avec l’attachement intime à un club des Britanniques. Les leurs ont souvent des noms anglophones : Newell’s Old Boys, River Plate, Arsenal de Sarandi, Racing, Boca Juniors. « Le football est la seule identité stable dans ce pays », constate l’écrivain Eduardo Sacheri, supporteur d’Independiente, comme son père et son fils. « Chez nous, quand on rencontre quelqu’un, il ne faut pas plus de cinq minutes pour lui demander s’il est de River ou de Boca [les deux grands clubs de Buenos Aires], sourit l’ancien buteur Nestor Subiat. Bien souvent, un geste de la main suffit : un trait oblique, c’est River, un trait horizontal Boca. »

« Tout le monde parle de ça et tout le monde peut vous en parler bien, soupire Guillermo Salatino, célèbre journaliste radio argentin. Moi-même, je suis surtout un journaliste de tennis, mais j’anime une émission de radio où je reçois Batistuta, Ruggeri, Fillol. » Buenos Aires compte quatorze équipes de première division et trente-six stades de plus de dix mille places. L’été, les équipes se déplacent à Mar del Plata, où la majorité des porteños passent leurs vacances. De 2009 à 2015, le gouvernement Kirchner a dépensé des fortunes dans un programme baptisé Fútbol para todos (« le football pour tous ») pour racheter les droits télévisés du championnat national, faisant du football un bien public.

Dans les années 1990, Jorge Valdano avait affirmé, dans une célèbre discussion avec l’écrivain Manuel Vazquez Montalban, qu’il existait « un football de gauche, libre et créatif, et un football de droite, de pure force, tricheur et brutal ». En 2000, l’ancien sélectionneur Carlos Bilardo a même cru avisé de se présenter à l’élection présidentielle. L’actuel chef de l’Etat, Mauricio Macri, fut longtemps président de Boca Juniors, club opportunément surnommé « la mitad mas uno » (« la moitié plus un », c’est-à-dire la majorité). C’est dans ce contexte unique au monde qu’évolue l’entraîneur argentin.

Le sélectionneur de l’Argentin, Jorge Sampaoli, le 10 novembre 2017 à Moscou. / Alexander Zemlianichenko / AP

« Le football nous attrape pour le meilleur et pour le pire »

Confronté à une telle charge émotionnelle, une telle exigence, une telle pression, il ne peut qu’être très bon. « Ici, depuis tout petit, le football nous attrape et il nous tient pour le meilleur et pour le pire pour le restant de notre vie, explique Diego Borinsky, journaliste vedette de la revue El Gráfico. Il est très important dans la vie quotidienne des gens. Il y a autant de sélectionneurs que d’habitants. Et je pense que c’est ce qui fait la différence, parce que vivre si intensément le football nous fait observer, apprendre, demander, comprendre. »

L’autre grande caractéristique de l’Argentine est de générer de très fortes personnalités. Le 31e pays du monde par sa démographie a fait don à l’humanité d’un nombre considérable d’icônes planétaires : Carlos Gardel, Evita Perón, Che Guevara, Juan Manuel Fangio, Jorge Luis Borgés, Diego Maradona, le pape François, Lionel Messi. Un Argentin s’inquiétera moins que son enfant soit sans diplôme plutôt que sans personnalité.

Les Simeone, Bielsa, Menotti, Bilardo sont d’abord des personnages dotés de très forts caractères. « Des leadeurs, avec une forte présence et un charisme personnel qui les rend attractifs, observe Eduardo Sacheri. C’est d’autant plus paradoxal et remarquable que notre pays est connu pour l’individualisme de ses habitants. Il nous est extraordinairement compliqué de nous comporter en équipe et d’additionner nos efforts. Mais dans ce pays chaotique, anarchique, égotique, égoïste, nous avons été capables de générer des leadeurs footballistiques. »

« Menotti et Valdano étaient aussi des gens habitués à faire avec peu, à composer avec les difficultés de la vie. »

Pour l’ancien attaquant de la Selección Hernán Crespo, l’explication de ce mystère est géographique. « Il faut réfléchir à combien il est difficile pour un Argentin de se distinguer dans ce qu’il fait, souligne l’ex-buteur de Parme et de l’AC Milan. Parce que, littéralement, l’Argentin part de très loin. Dans tous les sports, la F1, le tennis, le basket, le golf, la boxe, il y a peu d’Argentins mais ils sont tous marquants : Vilas, Monzón, Ginobili, Del Potro. Nous avons peu de champions, mais ils vont loin. Se distinguer, émerger comporte une dimension émotionnelle. C’est presque une question de survie. Avant qu’ils ne me tuent, je vais donner le maximum. Et ça, c’est ton origine qui te le donne. L’Argentin qui part, il part pour rester. Il ne quitte pas son pays en se disant “on verra ce qui va se passer, et si ça marche pas je rentre à la maison”. Il n’y a pas de retour possible. »

Marcelo Bielsa sur sa glacière. / REUTERS/JEAN-PAUL PELISSIER

Il y a une vingtaine d’années, Daniel Jeandupeux entreprit un tour du monde des entraîneurs. En Argentine, il observa César Luis Menotti, Carlos Bilardo, Jorge Valdano, Héctor Cúper et Carlos Bianchi. « Deux choses m’avaient frappé, se souvient aujourd’hui l’ancien sélectionneur de l’équipe de Suisse. D’abord, ils se ressemblaient tous alors qu’ils avaient chacun un style très différent. Tous avaient un grand savoir-faire et une idée très claire de ce qu’ils voulaient et, ce qui m’avait surpris, beaucoup de pragmatisme, y compris chez les plus idéalistes. Menotti et Valdano étaient aussi des gens habitués à faire avec peu, à composer avec les difficultés de la vie et les problèmes de la société. La deuxième chose qui m’est restée, c’est cette dualité du football argentin, où le talent et la hargne cohabitent. C’est un football de contrastes, pas du tout monocorde, traversé par des courants contradictoires qui s’opposent mais aussi se nourrissent l’un l’autre. Je crois beaucoup à l’opposition de styles et le football argentin c’est ça : une confrontation permanente qui pousse à la réflexion. »

Qui sera le prochain grand entraîneur argentin ? « Marcelo Gallardo », répond sans hésiter Diego Borinsky. Le journaliste d’El Gráfico vient de lui consacrer un livre, mais l’actuel entraîneur de River Plate a d’autres arguments. Depuis ses débuts sur le banc des Millionarios en 2014, l’ancien meneur de jeu de l’AS Monaco a remporté au moins un titre chaque année, dont la Copa Libertadores en 2015, premier trophée international de River depuis 1997. Au-delà des résultats, Gallardo a redonné un style à un club qui ne fonctionnait plus guère que comme une vitrine pour jeunes talents à vendre. Son River Plate s’inspire de Marcelo Bielsa et d’Alejandro Sabella, mais aussi de Pep Guardiola dans le pressing et l’importance donnée à la passe. Pour correspondre aux standards locaux, ce taiseux a appris à bosser sa prise de parole devant un groupe. Comme tout bon téchnico argentin.

Laurent Favre

Article publié sur Le Temps le 8 juin 2018