L’équipe d’Espagne, lors de la photo officielle, le 5 juin à Madrid. / SUSANA VERA / REUTERS

Dans la langue inepte de la publicité, ce nouveau maillot représente « la rapidité, l’énergie et le style » de l’équipe d’Espagne. Mais, au pays de la Roja, la politique rattrape souvent le football. Regardons d’un peu plus près cette tenue rouge : ses fines bandes jaune et bleu, voilà toute l’affaire, tirent sur le violet. Comme le violet castillan du drapeau de la Seconde République espagnole (1931-1939), celle qui a renversé la monarchie avant de se faire elle-même renverser par la dictature de Franco.

Mercredi 20 juin, le public du stade de Kazan devra plisser les yeux s’il veut apercevoir le détail du motif lors du deuxième match de l’Espagne face à l’Iran, cinq jours après ses débuts spectaculaires contre le Portugal (3-3).

Depuis sept mois, l’équipementier sportif Adidas a beau réfuter « toute connotation politique », certains hommes politiques de gauche ont déjà saisi l’occasion pour afficher leur attachement à cette Seconde République disparue sous la mitraille franquiste. « Ce nouveau maillot a du charme », selon Alberto Garzon, coordinateur d’Izquierda Unida, coalition écolo-communiste. Même clin d’œil ironique de la part de Pablo Iglesias, responsable du parti Podemos : « Cela faisait longtemps que la sélection espagnole n’avait pas porté un maillot aussi beau. »

Appel au « boycottage »

L’affaire a moins fait sourire d’autres internautes, semble-t-il plus attachés au symbole de la monarchie. D’un lapidaire « Vraiment ? », le porte-parole des députés centristes, Juan Carlos Girauta (Ciudadanos), a préféré marquer son étonnement. Plus virulents, et sous l’anonymat, certains supporteurs de la Roja ont appelé au « boycottage » du maillot. Au point de pousser la Fédération royale espagnole de football à détromper les mécontents : « Ce n’est pas du violet, mais du bleu, du bleu », a-t-elle martelé en « une » du journal sportif madrilène As, comme un gage de sa loyauté envers le pouvoir actuel.

A Paris, l’historien espagnol Jordi Canal anime justement un séminaire sur la signification des couleurs en politique. « Une partie de la gauche utilise aujourd’hui en Espagne le drapeau de la Seconde République en signe de protestation pour dire qu’il faut du changement », précise l’enseignant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Depuis le début du XXIe siècle, ce retour du violet traduit l’affaiblissement de la monarchie. Il symbolise aussi une « critique contre le système politique actuel de la monarchie parlementaire. Cette critique contre la génération de nos parents et nos grands-parents part du principe que la transition démocratique [depuis 1975] après la dictature de Franco laisse encore à désirer. »

Cette affaire du maillot, en réalité, déroule surtout un très long fil. Elle rappelle à quel point l’histoire de l’Espagne a déteint sur le football. Surtout en Catalogne et au Pays basque, où l’attachement au FC Barcelone et à l’Athletic Bilbao se vit avant tout comme l’affirmation d’une identité régionale supérieure à celle de la Roja. Mais aussi comme une opposition au Real Madrid, dont le régime franquiste instrumentalisa les victoires. « Franco essaya (…) de détruire systématiquement, ou du moins de rendre inoffensives, toutes les institutions qui pouvaient avoir la moindre empreinte de régionalisme ou de séparatisme », synthétise l’historienne Teresa Gonzalez Aja, dans la publication scientifique International Review on Sport and Violence.

La défiance envers l’équipe nationale, et donc envers l’idée d’un pouvoir centralisateur sous la coupe de Madrid, s’observe encore de nos jours. A chaque compétition, toujours les mêmes réticences de la municipalité barcelonaise à autoriser des écrans géants pour diffuser les matchs de cette sélection espagnole, dont plusieurs joueurs du Barça font pourtant partie. Y compris le défenseur Gérard Piqué, partisan en 2017 de l’organisation du référendum sur l’indépendance de la Catalogne.

« Furia Roja »

Dès ses débuts pourtant, la Roja a participé à l’émergence d’un discours national. Aux Jeux olympiques d’Anvers en 1920, des journaux étrangers inventent le surnom de « Furia Roja ». Les Espagnols le reprennent à leur compte pour « le parer de traits positifs liés au tempérament, à la passion, au caractère héroïque avec une pointe d’impulsivité qui, au bout du compte, définiraient le style de jeu mais également le caractère même des Espagnols », écrit l’historien Juan Antonio Simon dans Le Football des nations (Publications de la Sorbonne, 2016).

Ce surnom a traversé les régimes et désigne toujours la sélection espagnole, devenue entre-temps championne du monde 2010. Cette année-là, le souverain Juan Carlos remercie les joueurs d’avoir prouvé « la capacité qu’a l’Espagne de remporter les victoires (…) grâce à l’action collective ». Quatre ans plus tard, le roi abdique et passe à la main à son fils, Felipe VI. Lequel doit donc tolérer à présent la vue de ce maillot simili-républicain.