L’écrivaine Colette, en 1937. / AFP

Madame de la Fayette, Madame de Staël et Colette : ces trois auteures ont été choisies pour le corpus de textes du bac de français 2018 pour les élèves de la série Littéraire, qui ont planché lundi 18 juin. Un fait inédit – d’autant qu’un texte de Marguerite Yourcenar apparaît par ailleurs dans le sujet des séries ES et S –, et qui semble faire écho aux lycéens, enseignants et associations qui réclament depuis plusieurs années une meilleure visibilité des auteures dans l’enseignement des lettres.

En 2014, une lycéenne bordelaise s’était offusquée à la vue de son programme de philosophie. « J’ouvre le livre et je tombe sur la liste des auteurs au programme où étaient réunis tous les plus grands penseurs que j’avais hâte de découvrir (…). Mais ma joie retombe : en effet, perdue parmi eux, une femme : Hannah Arendt. Innocemment, je pensais aussi explorer la pensée de Simone de Beauvoir, d’Anne Conway, de Simone Weil, de Catherine Kintzler, d’Elisabeth Badinter. Visiblement, aucune d’entre elles n’a sa place dans un manuel de philo », écrivait Ariane Baillon sur le site Rue89 Bordeaux, après avoir lancé une pétition qui avait recueilli 14 087 signatures.

Deux ans plus tard, c’était au tour de Françoise Cahen, professeure de lettres dans un lycée du Val-de-Marne de monter au créneau. « Avec mes collègues, nous avions fait également fait ce constat et j’avais alors dit, “si l’an prochain en terminale littéraire c’est encore un homme au programme, je fais quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je ferai quelque chose.” Et quand j’ai découvert que c’était André Gide, il a fallu décider de quelque chose… » Elle aussi a lancé une pétition en ligne, qui a recueilli 19 796 signatures.

La ministre de l’éducation nationale, Najat-Vallaud Belkacem, avait alors « donné des consignes pour que toutes les commissions chargées de l’élaboration de sujets, de sources pédagogiques ou d’énoncés d’examen soient sensibilisées à l’égalité femmes-hommes ». Quelques mois plus tard, La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette figurait au programme de littérature de terminale littéraire, pour l’année scolaire 2017-2018. La nouvelle restera d’ailleurs au programme pour 2018-2019, celui-ci étant renouvelé par moitié chaque année, aux côtés d’Hernani de Victor Hugo.

Un monde à part

A propos du sujet de bac, Françoise Cahen se dit « vraiment contente que le corpus soit entièrement féminin cette année en L ! » Tout en émettant quelques réserves : « mais parallèlement, je suis un peu dépitée : en tant que jury de bac à l’oral, j’ai une dizaine de classes de premières, et sur tous leurs programmes, il n’y a un pas un seul texte de femmes… »

Christine Planté, professeure émérite de littérature française et d’études sur le genre à l’université de Lyon-II, tempère elle aussi cette avancée. « En soi c’est plutôt une bonne chose, ce sont trois beaux textes, et c’est très bien de donner aux candidates et aux candidats l’occasion de les commenter, explique-t-elle. Mais je constate une sorte d’insistance, comme si, pour rendre bien visible ici la présence des femmes, trop absentes des programmes, on avait voulu mettre les bouchées doubles. Alors qu’on propose très rarement des sujets d’examen portant sur des œuvres de femmes, celui-ci donne l’impression qu’on ne peut leur faire de place que lorsqu’il s’agit de sentiments et de relations amoureuses, et que leurs œuvres ne peuvent être étudiées qu’entre elles, séparées de celles des hommes. »

Selon la chercheuse, cela est très « symptomatique » d’une vision de la littérature où les femmes semblent appartenir à un monde à part. Et d’ajouter, « comme si elles n’avaient pas plein droit de cité ou ne pouvaient intervenir dans un monde mixte et un univers commun ».

Cette résistance vient d’après elle d’un préjugé d’ordre misogyne. « Certains estiment que les textes de femmes sont moins intéressants, moins universels, dans une reproduction de modèles transmis de génération en génération. Les programmes ainsi conçus ont aussi l’inconvénient de présenter la littérature comme un réservoir de valeurs traditionnelles sur les rôles de sexe, ce qu’elle n’est pas, ou pas seulement. »

« Une norme implicite »

Les femmes ont plus écrit et publié par le passé qu’on ne le croit, et leurs écrits ont parfois beaucoup pesé de leur temps, tels ceux de Madame de Staël, explique Christine Planté, qui déplore qu’une vision faussée soit encore trop présente dans la formation des professeurs : « à l’université, les étudiants de tous sexes sont intéressés par l’étude de textes de femmes. Mais une fois qu’ils deviennent enseignants, ils n’osent pas forcément les intégrer dans leurs cours, ont tendance à reproduire les mêmes programmes, à se soumettre à une norme implicite qui fait très peu de place aux femmes ».

Le débat sur la représentation des auteures dans les programmes a en tout cas porté jusque chez les candidats à l’agrégation : un collectif « d’enseignants, d’étudiants et de citoyens » porté par l’association féministe de l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, Les Salopettes a fait le constat qu’il n’y avait qu’une auteure pour dix-sept auteurs dans les programmes d’agrégation de lettres en 2017. Et appelé, dans une pétition « l’ensemble des personnes qui jouent un rôle dans la conception et la sélection des œuvres au programme à prendre conscience de ces enjeux ».

Pour œuvrer en faveur d’une meilleure visibilité des femmes, Françoise Cahen a, avec l’association, George, le deuxième sexe – en référence à George Sand –, lancé un prototype d’un moteur de recherche, d’ores et déjà utilisable, qui permet de trouver une auteure de la même époque ou sur le même thème qu’un auteur masculin. « L’objectif est de permettre aux professeurs de construire des corpus mixtes », explique-t-elle.