Les supporteurs russes en liesse à Moscou après la victoire contre l’Egypte, le 20 juin. / Alexander Zemlianichenko / AP

Dans beaucoup de villes de Russie, la fête a duré jusqu’au petit matin, mercredi 20 juin, sans dissiper le sentiment d’incrédulité, l’impression des supporteurs russes de vivre un rêve éveillé. Après cette qualification pour les huitièmes de finale de sa Coupe du monde, le pays n’avait pas connu pareille liesse depuis l’épopée de la Sbornaïa à l’Euro 2008, en Suisse et en Autriche, qui l’avait conduite juqu’aux demi-finales. Mais à l’époque, les qualités de cette équipe emmenée par Andreï Archavine et Roman Pavlioutchenko étaient connues, un bon parcours espéré, sinon attendu.

Il en va tout autrement pour ce Mondial 2018 à domicile. La deuxième victoire d’affilée, obtenue mardi soir face à l’Egypte (3-1) ? Les huit buts inscrits en deux matchs ? La qualification ? Les supporteurs qui faisaient la fête toute la nuit dans une ambiance bon enfant, drapeaux sur le dos, les plus audacieux ou avinés s’offrant même une baignade dans les fontaines de Moscou ou Saint-Pétersbourg, n’y croyaient pas eux-mêmes, et s’interrogeaient les uns les autres : « Que s’est-il passé ? »

Creux générationnel

Pour comprendre cette jubilation, il faut se rappeler d’où vient cette équipe russe. Une équipe sans ossature évidente, qui n’avait pas été capable de remporter une seule rencontre entre le mois d’octobre 2017 et le début de la compétition, soudain métamorphosée en un collectif soudé et plein d’allant. Même Mohamed Salah n’a rien pu faire, balayé comme ses coéquipiers par le vent de folie qui a soufflé mardi soir sur Saint-Pétersbourg.

La relative faiblesse des deux adversaires sur lesquels vient de marcher la Russie – l’Arabie saoudite s’était inclinée 0-5 le 14 juin – n’enlève rien au constat. Seul demeure, peut-être, un doute sur la qualité de la défense russe, que l’on aura sans doute plus le loisir d’observer lors du match pour la première place du groupe, le 25 juin à Samara, face à l’Uruguay.

La Russie se présentait avec un mélange de joueurs vieillissants et d’autres encore verts, la presse reprochant à ses internationaux de se reposer sur leurs lauriers depuis que le nombre d’étrangers dans les clubs russes est limité par le règlement.

Sauf que la mayonnaise improbable entre générations semble avoir pris, illustrée par la complémentarité entre le jeune Alexandre Golovine, brillant milieu de terrain, et le vétéran de l’attaque Artiom Dziouba, rageur sur chacune de ses prises de balle. Sans compter sur ce qui ressemble à un facteur chance, incarné par l’incroyable réussite de Denis Tcherichev, l’un des deux seuls joueurs à évoluer dans un championnat étranger (Villarreal, en Espagne), aligné pour pallier la blessure d’Alan Dzagoev et qui a déjà inscrit trois buts.

On ignore quel miracle a opéré dans le vestiaire de la Sbornaïa, mais le rôle d’un homme semble déterminant, celui du sélectionneur à la moustache, Stanislav Tchertchessov. Après une honnête carrière de gardien de but et un parcours légèrement chaotique d’entraîneur, ce natif d’Ossétie du Nord, éruptif comme son Caucase natal, a pris les rênes de la sélection en août 2016. Pur produit de la formation soviétique – « un psychologue, pour quoi faire ? », demanda-t-il lorsqu’on lui suggéra d’en adjoindre un à l’une de ses équipes –, Tchertchessov s’est rapidement attiré les critiques des observateurs pour ses hésitations tactiques.

Bouc émissaire idéal

A l’aube du naufrage annoncé, il était le bouc émissaire idéal. Tchertchessov n’a pas cherché à fuir la lumière ni ses responsabilités. « Ne concentrez pas votre attention sur les joueurs, mais parlez de moi, de mes responsabilités », réclamait-il même avant le tournoi. En agissant ainsi, il semble avoir protégé son équipe, encaissant les coups et la pression à sa place pour finalement la préparer dans les meilleures conditions. « L’une de ses forces, observe le journaliste Ilya Kazakov, de la télévision russe, est de savoir énerver suffisamment ses joueurs pour les pousser au-delà de leur niveau habituel. » Est-ce à ces talents de meneur d’hommes que l’on doit les chiffres exceptionnels de course des joueurs russes ? Sur les deux matchs qu’ils ont joués, les joueurs russes ont parcouru respectivement 118 et 115 kilomètres, bien plus que les 31 autres équipes. Des chiffres très rarement vus, même en Ligue des champions.

Le destin de Tchertchessov, sélectionneur de la nation hôte du Mondial décrié par la presse de son pays, peut rappeler celui d’un autre, français celui-là… qui avait fini par remporter le tournoi, en 1998. Mardi soir, les plus enthousiastes ou les plus fous des supporteurs russes évoquaient déjà la victoire finale, puisque désormais « tout est possible ». Auréolé de son statut nouveau de vieux sage, Stanislav Tchertchessov s’est évidemment refusé à envisager une telle éventualité, se contentant d’une sobre langue de bois : « Nous avons fixé des objectifs, ils ont été remplis. » Après l’Uruguay, le prochain pourrait à nouveau ressembler à une montagne : en huitièmes de finale, l’Espagne ou le Portugal se profilent pour la Sbornaïa.