« Cri de bébé ». C’est de ce nom – « ubenwa », en langue igbo – qu’a été baptisée une application unique en son genre. Ce programme d’intelligence artificielle utilisable sur smartphone veut analyser les sons émis par un nourrisson afin de détecter de possibles signes de détresse respiratoire, cause de 900 000 décès chaque année dans le monde selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Son premier test clinique, prévu en juillet au centre universitaire de santé McGill, à Montréal (Canada), sera suivi d’un autre à l’hôpital universitaire de Port Harcourt, au Nigeria.

« Le risque d’asphyxie des nouveau-nés est particulièrement important en Afrique, et plus généralement dans tous les pays en développement, où la majorité des naissances ne se font pas dans l’environnement médicalisé d’une maternité », explique Peace Opara, spécialiste en néonatologie à l’hôpital de Port Harcourt. Pour un nourrisson, le moment crucial réside dans ses 60 premières secondes, ce qu’on appelle la « golden minute », poursuit-elle. « Le bébé peut ne pas crier. Il s’agit de savoir si ses poumons fonctionnent bien », explique cette praticienne qui va coordonner les tests médicaux de l’application au Nigeria.

Histoire d’une obstination

La première finalité d’Ubenwa est d’« alerter les personnes présentes lors de l’accouchement si quelque chose ne va pas », raconte Peace Opara. Second bénéfice, selon elle, de ce programme qui ambitionne d’être utilisable dans tout dispensaire : suivre le bon développement respiratoire du nouveau-né dans les premières semaines de vie afin d’inciter, si besoin, les parents à consulter un spécialiste.

« Une mauvaise oxygénation peut entraîner un grave handicap, comme une infirmité motrice cérébrale, explique la néonatologiste. Près de 30 % des consultations dans notre service de néonatologie à Port Harcourt concernent des bébés en insuffisance respiratoire. » Pour l’instant, l’application reconnaît « dans 86 % des cas » une situation d’asphyxie et « dans 89 % des cas » que le bébé respire bien.

Cette application, qui concourt actuellement parmi 62 projets mondiaux pour le prix d’intelligence artificielle « IBM Watson AI XPrize » doté de 5 millions de dollars (4,3 millions d’euros), est avant tout l’histoire d’une obstination.

Des Africains de plus en plus connectés

L’Afrique a définitivement basculé dans l’ère du mobile. « Le taux d’équipement avoisine désormais les 100 %, et dans de multiples endroits du continent le mobile est la seule façon de communiquer », constate Karim Koundi, associé chez Deloitte Afrique. Les Africains, de plus en plus habitués à être connectés en tout lieu et instantanément, plébiscitent le smartphone, dont l’essor est exponentiel. « Le nombre d’appareils, 350 millions actuellement, devrait doubler d’ici à 2020 », poursuit l’expert.

Tous les habitants du continent ne sont pas encore logés à la même enseigne. Les usages mobiles sont différents « entre les pays côtiers, où la qualité de connexion est meilleure et les prix des communications moins élevés, et les autres, tels le Tchad et le Niger, plus enclavés ; mais la différence diminue », analyse Karim Koundi. Désormais, selon lui, « 80 % du territoire habité » est désormais couvert par les réseaux de téléphonie mobile.

Les citoyens africains adoptent des habitudes similaires aux usagers des autres continents. « Pour se parler par portable interposé, ils utilisent de moins en mois la voix et préfèrent se connecter par des applications telles que Facebook Messenger, WhatsApp et Skype. » Une évolution dont les conséquences économiques sont directes : « Les opérateurs télécoms sont menacés de ne devenir que des fournisseurs de tuyaux. L’intelligence se déplace vers les services et les applications », note Karim Koundi. Les applications plébiscitées, Facebook Messenger, WhatsApp et Skype appartiennent, elles, respectivement à Facebook et Microsoft.

Son créateur, le Nigérian Charles Onu, 28 ans, qui s’était déjà très impliqué dans l’association humanitaire Enactus, a longtemps hésité entre des études médicales et d’informatique, avant de choisir la seconde option. C’est la nuit, après son travail de programmeur à Port Harcourt, qu’il a commencé en 2012 à élaborer cet algorithme d’intelligence artificielle. Le déclic ? « J’ai entendu, démuni, le bébé d’un ami crier longuement sans savoir que faire. En fait il avait juste faim, se souvient-il. Cet ami m’a suggéré de concevoir une application détectant les émotions des nourrissons. C’est en y travaillant que j’ai découvert des études cliniques suggérant qu’une analyse des cris pourrait déceler une asphyxie. »

1300 cris analysés

L’informaticien se met alors en quête d’une base de données de pleurs de bébé… et la trouve en 2013 sur un site créé par des chercheurs mexicains. « Plus de 1 300 cris émis par 69 bébés présentant des problèmes médicaux avaient été enregistrés », explique-t-il. Cette base va lui permettre de concevoir, « en utilisant les deux petites heures d’électricité par jour accessibles à cette époque », un premier modèle prédictif. Telle une bouteille à la mer, Charles Onu envoie alors ses travaux au prestigieux Institute of Electrical and Electronics Engineers, aux Etats-Unis… qui accepte de les publier. Depuis, l’histoire s’accélère.

Charles Onu est invité en 2014 dans la Silicon Valley californienne pour parler de son projet lors de la conférence « Global Humanitarian Technology » ; puis à Lausanne, en Suisse, dans le cadre du sommet Tech4Dev de l’Unesco. Lauréat en 2015 d’une bourse de la fondation canadienne Jeanne-Sauvé, il est désormais chercheur en intelligence artificielle appliquée à la santé à l’université McGill, qui lui a « ouvert ses laboratoires », explique-t-il. « Un des défis techniques est que l’application puisse fonctionner en tout point du territoire nigérian, quelle que soit la qualité du réseau. » La start-up Ubenwa, créée en 2017 et qui possède la double nationalité nigériane et canadienne, est désormais dans le giron de l’accélérateur montréalais District 3.

Sommaire de la série La créativité africaine dopée par l’intelligence artificielle

Le Monde Afrique propose une série de sept épisodes pour mieux comprendre les enjeux et usages autour de l’intelligence artificielle, à travers cinq histoires entrepreneuriales en Ethiopie, au Kenya, en Tunisie, au Nigeria et au Cameroun, ainsi que les interviews du mathématicien et député français Cédric Villani, auteur du récent rapport gouvernemental sur l’intelligence artificielle, et du chercheur guinéen Abdoulaye Baniré Diallo, lauréat du dernier Next Einstein Forum à Kigali, au Rwanda.

Episode 4 Des SMS « intelligents » au secours des écoliers kényans

Episode 3 Apprendre le français avec son téléphone en buvant un café à Addis-Abeba, au Caire ou à Alger

Episode 2 Un robot pour répondre aux questions des futures mamans camerounaises

Episode 1 « Le risque de captation de valeur existe », décrypte Cédric Villani

Présentation La créativité africaine dopée par l’intelligence artificielle