Pour Me Doumra Manassé, tout est question de détails et de preuves. Procès verbaux, rapports d’enquête et Code pénal à l’appui, l’avocat tchadien de 39 ans explique méthodiquement comment il a « failli perdre la vie » en exerçant sa profession. « Ils ont voulu m’abattre. Aujourd’hui, je suis encore menacé. J’ai prévenu ma femme et mes enfants : si on me rate, on peut les attaquer car ces personnes sont hors-la-loi », confie-t-il, installé à son bureau envahi de dossiers.

Le 22 mai, Me Manassé se rend à la maison d’arrêt de Doba, dans le sud du Tchad, après avoir obtenu la relaxe de trois clients poursuivis pour association de malfaiteurs. « Le gouverneur de la région et des commandants militaires ne voulaient pas qu’ils soient libérés. Ils m’ont menacé au téléphone, mais je n’ai pas pris ces mises en garde au sérieux. » Il repart avec ses clients, mais, sur le chemin du retour, tombe dans une embuscade, raconte-t-il.

« J’ai reconnu trois véhicules de la légion militaire. J’ai demandé à mon chauffeur de foncer vers le palais de justice pour nous protéger. Ils nous ont pris en chasse sous le feu des armes », dit-il en étalant devant lui les photos des impacts de balles sur son véhicule. « Face à l’intensité des tirs, nous nous sommes enfermés dans le bureau du procureur. » Ils y resteront trois heures, avant que les militaires ne repartent, sans faire de blessé.

Menacé de mort en pleine audience

Intimidation ou réelle volonté de tuer ? Peu importe. Pour la première fois au Tchad, l’ensemble des professions judiciaires ne tardent pas condamner d’une même voix ces violences et à entamer une grève, qui a pris fin jeudi 21 juin après satisfaction de leurs revendications : la destitution du gouverneur du Logone Oriental et des autorités militaires impliquées dans la fusillade, ainsi que la traduction en justice de leurs auteurs présumés, MManassé ayant déposé une plainte pour tentative d’assassinat.

« Il est inconcevable que des personnes qui représentent la loi soient victimes d’agression dans notre pays. Des mesures seront prises sous la IVe République [entrée en vigueur en mai] pour changer les comportements et faire triompher l’Etat de droit », explique Djimet Arabi, le ministre tchadien de la justice, contacté par Le Monde Afrique.

Car selon le corps judiciaire, le cas Manassé – « celui de trop », disent-ils – est symptomatique du danger d’exercer la profession d’auxiliaire de justice au Tchad. « Les avocats se font malheureusement souvent malmener verbalement ou physiquement, par des hommes en tenue comme par des justiciables », déplore Me Djimadoun Koumtog. En exercice depuis quatorze ans, le secrétaire national de l’ordre des avocats énumère les affaires où des hommes de loi ont eu « peur pour leur vie ». L’air grave, il évoque la dernière agression en date : le 18 juin, le procureur d’Iriba, dans le sud-est du Tchad, a été menacé de mort en pleine salle d’audience. Deux accusés ont été assassinés lors de ce même procès.

Corruption et « crise de confiance »

Pour se protéger, le corps judiciaire est autorisé à porter une arme de poing. Mais peu optent pour cette solution. Selon les avocats grévistes, pour stopper ces violences, l’Etat devrait avant tout s’attaquer au fléau qui gangrène la profession : la corruption. « Il y a déjà un problème d’acceptation et de compréhension de la justice dans un pays où les citoyens préfèrent régler les affaires à l’amiable. La corruption ajoute à cela une crise de confiance », analyse Me Koumtog. Un constat que partage Me Manassé, qui soutient avoir refusé plusieurs fois des « enveloppes » proposées par ses clients pour « arroser le juge et gagner un procès ».

En attendant le procès, Me Manassé potasse son Code pénal aux reliures usées par le temps pour trouver les failles du dossier. Il espère parvenir à faire condamner le gouverneur du Logone Oriental et les deux commandants militaires. Une victoire au tribunal de N’Djamena serait, dit-il, un signal fort pour montrer l’importance des lois et de la justice tchadiennes. « J’exerce ma profession par vocation », explique celui qui jouait déjà à l’avocat à l’école primaire. « Je ne compte pas quitter cette fonction à cause des agissements de ces malfrats. Quelles que soient les conditions d’exercice de ma profession, je vais continuer à défendre l’Etat de droit dans ce pays », conclut-il, déterminé et tout sourire.