Avec Ousman, jeune homme originaire du Soudan. Lors de sa traversée entre les villes de Clavière (Italie) et Briançon (France). / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

« Certains voulaient partir de Clavière à 20 heures, d’autres à 3 heures du matin, mais j’ai dit non, il faut partir à 23 heures, pour arriver tôt le matin. Quand il fait jour, c’est mort, ils arrêtent tout le monde. » Abbas, 35 ans, n’a pas tort, mais Billy et ses sept compagnons, trop pressés, ne l’ont pas écouté. Ils sont partis vers 20 heures de ce village-frontière, dernière étape en Italie pour les migrants qui s’apprêtent à rejoindre Briançon et la France, de l’autre côté du col de Montgenèvre.

Clavière-Briançon : dix kilomètres à vol d’oiseau, vingt minutes en voiture, pour un Italien ou un Français. Pour un migrant, au mieux sept heures de marche sur des chemins de randonnée plus ou moins discrets, au pire trois jours d’errance, le temps de se perdre dans le dédale des petits sentiers ou de croiser une patrouille qui vous reconduit illico en Italie.

La nuit n’était pas encore tombée quand une voiture de gendarmes a surgi au détour du chemin qu’arpentaient Billy et ses camarades. Ramené à Clavière par les forces de l’ordre, le jeune homme parti du Cameroun il y a trois ans se remettra immédiatement en route par le même chemin, et arrivera à 8 heures du matin à Briançon.

Le plan sommaire utilisé par Billy pour rallier Briançon depuis Clavière, en Italie. / Le Monde / HS

Abbas, parti un peu après Billy, est arrivé deux heures avant lui, au bout de sept heures de marche. Sous chacune de ses baskets ne reste qu’une demi-semelle ; l’autre moitié s’est consumée sur les cailloux des sentiers. Son pantalon crotté raconte les moments de panique où il a fallu se planquer dans les fourrés à cause d’un bruit suspect.

« Si les gendarmes voulaient arrêter tout le monde… »

Contrairement à la quasi-totalité des migrants qui entrent en France par le Briançonnais ces temps-ci, Abbas n’est pas africain, mais pakistanais. Il vit et travaille en région parisienne, mais doit parfois venir renouveler son permis de séjour en Italie. Depuis peu, le récépissé qu’il y obtient en attendant ses papiers ne lui permet plus de franchir la frontière. Son récit illustre la partie de ping-pong inepte qui se joue actuellement avec la frontière franco-italienne.

Le Monde

Abbas a tenté trois fois de passer par le tunnel du Fréjus – une fois en bus, deux fois en train –, et s’est fait recaler trois fois par les mêmes policiers, à Modane. « La troisième fois, ils m’ont dit : “Mais t’es encore là ?” J’ai dit : “Putain, j’en ai marre !” Ils ont rigolé. J’ai rigolé aussi. Ils ont dit : “Tu ne passeras pas.” J’ai dit : “O.K.” » Direction Vintimille. « Je savais que c’était une autre route possible, j’étais déjà passé par là. » La frontière est, désormais, complètement militarisée, infranchissable. Descente du train à Menton, retour à la case Italie. Turin puis Clavière, et Briançon, enfin, le lendemain matin.

« En fait, la nuit aussi, les flics pourraient arrêter tout le monde s’ils le voulaient, assure Abbas. Dès qu’il y a un mouvement dans la montagne, de grosses lumières s’allument. Même si c’est juste une souris qui bouge, paf !, ça s’allume. Mais je crois qu’ils n’ont pas envie de se prendre la tête à 3 heures du matin, dans la forêt, à jouer à cache-cache et courir derrière nous. »

« Certains gendarmes ferment les yeux, parce que si toutes les forces de l’ordre appliquaient les consignes cyniquement, personne ne passerait », raconte Michel Rousseau, bénévole de l’association Tous migrants, qui accueille les marcheurs fatigués venant d’Italie au refuge solidaire, situé en face de la gare de Briançon.

« D’ailleurs, l’été dernier, il y a eu une période de huit jours où personne n’est arrivé à Briançon. Avec des lunettes à infrarouge, c’est très facile de surveiller, même des espaces immenses comme ici. »

« Situation absurde »

Il n’est pas rare que certains migrants s’y reprennent à quatre, cinq, six fois pour franchir cette frontière qui s’avère dangereuse pour eux en hiver, lorsqu’il fait – 20 °C et qu’ils sont chaussés de petites baskets. Mais ils finissent par la franchir. « Cette situation est absurde, et mobilise des centaines de gens, poursuit Michel Rousseau. Tout cela a un coût, c’est de l’argent qu’on pourrait mettre dans l’accueil. »

François Chemin, le maire de Fourneaux – ville de Savoie où passent ceux sortant du tunnel de Fréjus – pointe lui aussi l’ineptie d’un système fait pour décourager des migrants qui ne sont plus à ça près :

« Ces gens ont pris tous les risques, pour la plupart, ils ont traversé le Sahara, survécu à la torture en Libye et à la traversée de la Méditerranée. Ce ne sont pas quelques gendarmes français qui vont leur faire rebrousser chemin. Il est illusoire de penser qu’on peut les empêcher de passer la frontière franco-italienne. »

« Vous pouvez fermer les cols de l’Echelle et de Montgenèvre, les migrants passeront par le col suivant, suppose Michel Rousseau. Il faudra aller toujours plus loin, ce sera toujours plus dur, mais la pression est tellement forte qu’ils finiront par passer. » Les semelles n’ont pas fini de se consumer sur les sentiers de montagne entre l’Italie et la France.