Dans cette grande artère touristique de Novy Arbat – ici le 26 juin –, fréquentée par des groupes de supporteurs du monde entier, on peut parier à peu près tous les trois mètres. / ALEXANDER NEMENOV / AFP

En shorts et baskets, Sergueï se concentre. Pas sur un terrain, mais devant un écran. « Je vais miser sur Mbappé. Il va marquer aujourd’hui. » Oui, mais non : le joueur Français, entré tardivement sur le terrain pour affronter, le 26 juin, le Danemark, n’a pas fait de miracle. Deux heures avant le coup d’envoi de la rencontre, Sergueï était de toute façon déterminé à miser sur la victoire des Bleus. Quoique « Mbappé est un peu trop prétentieux ». D’ailleurs, les vedettes du ballon l’énervent. « Messi est une catastrophe ! » C’était aussi avant le but miraculeux de l’Argentin contre le Nigeria.

Sergueï le sexagénaire se rend ici quasiment tous les jours, dans cette salle réfrigérée de l’avenue Novy Arbat, au cœur de Moscou, où les Russes viennent parier sur les résultats du Mondial. La Liga Stavok est une compagnie de « bookmakers » – en russe dans le texte, l’expression anglo-saxonne ayant été adoptée – qui a pignon sur rue depuis dix ans avec un réseau de 500 salles en Russie, dont 125 rien qu’à Moscou. Habituellement, on vient ici parier sagement sur des équipes de foot russes, ou plus sûrement pour le hockey. Mais depuis l’ouverture de la Coupe du monde, le 14 juin, la fièvre du jeu a gagné le public.

« Comme le championnat a eu lieu dans notre pays, même les femmes au foyer sont au courant », note avec pragmatisme le directeur général adjoint de Liga Stavok, Alexandre Iegorov. Ce dernier ne communique aucun chiffre, secret commercial oblige. Mais il l’assure, les « paris ont beaucoup, beaucoup, augmenté ». Tout juste nous donne-t-on la « mise la plus fascinante », enregistrée jusqu’ici lorsque, le 19 juin, un parieur a donné le tiercé gagnant en devinant le score des trois matchs du jour, Russie-Egypte (3-1), Colombie-Japon (1-2) et Pologne-Sénégal (1-2). L’heureux homme a remporté « 5 317 fois » sa mise. Le plafond des gains atteint 10 millions de roubles (136 000 euros).

Ambiance feutrée

Les premiers jours du tournoi, la côte de la Sbornaïa, l’équipe Russe, s’est envolée. Le patriotisme est ici aussi de mise, si l’on ose dire. A moins, comme le retraité Mikhaïl, de ne pas parier du tout sur son équipe nationale « pour ne pas jouer contre les siens ». Ou par superstition. Les Bleus ont la cote, au même titre que le Brésil, la Croatie ou l’Allemagne. Sergueï voit même la France en finale contre la Croatie.

Avenue Novy Arbat, les écrans alignés sur trois étages ressemblent à des cours de Bourse avec des chiffres qui clignotent et varient en permanence sur des rangées d’ordinateurs. Les caisses plongées dans une semi-pénombre, où l’on vient déposer ses mises ou empocher ses gains, sont discrètes. Au plus fort du stress, les joueurs virtuels peuvent toujours se désaltérer d’une bière, puisqu’un bar est à leur disposition. Tibek, un jeune Kirghiz de 23 ans, « cuisinier de sushis », précise-t-il, profite de son jour de congé. Encore que, « en ce moment », il vient « souvent ». « Hier, j’ai misé sur les Espagnols 3 000 roubles [41 euros], et j’ai gagné 6 000 [81 euros] », dit-il avec le sourire. « Aujourd’hui, je viens pour la France. » Pas de gain à l’horizon, cette fois, hélas.

A ce niveau, à partir de 3 000 roubles et sans doute beaucoup plus, une salle VIP garnie de gros fauteuils moelleux et d’écrans quasi géants accueille dans une ambiance feutrée les parieurs aisés. Tout à côté, la compagnie de bookmakers Baltbet située au premier étage d’un établissement partagé avec un restaurant chinois, offre les mêmes prestations avec des petits box individuels et un salon fumeurs. « Le football est imprévisible », philosophe un homme nerveux en chemise bigarrée qui préfère taire ses pronostics. Encore quelques pas dans cette même avenue Novy Arbat, et voici une troisième enseigne, grand luxe. Chez Matchpoint, dont l’entrée un brin mégalo est gardée par deux vigiles aux allures d’agents du FSB (ex-KGB) avec leurs costumes tendus sur les biceps, des hôtesses guident les parieurs qui ont réservé une table ou un divan devant des écrans de télévision, moyennant 20 000 à 40 000 roubles, repas compris.

Table réservée depuis deux ans

« Cette table-ci était hier réservée [jour des matchs Russie-Uruguay, Espagne-Maroc et Iran-Portugal] depuis deux ans », nous informe aimablement Alexandra. Le soir, l’endroit fait salle comble. Il existe plus d’une trentaine de licences de bookmakers en Russie, et la plupart des mises se font d’abord sur Internet. Ambiance Coupe du monde aidant, cependant, les amateurs sont aujourd’hui nombreux à se déplacer. Et par la grâce du Mondial, depuis un an, la publicité étant autorisée, chaque établissement, dans un décor de ballons fous, se pique désormais de publier brochures et flyers.

Dans cette grande artère touristique de Novy Arbat, fréquentée par des groupes de supporteurs du monde entier surexcités, on peut donc parier à peu près tous les trois mètres, à condition de présenter des papiers d’identité, comme l’exige depuis 2014 la réglementation imposée pour « éviter les fraudes ». Les mineurs ne sont pas admis, les étrangers, oui (sachant, vous prévient-on, que vos gains seront taxés à 30 % au lieu de 13 % pour les Russes). Un petit tour suffit néanmoins à dresser cet autre constat : les paris restent une affaire d’hommes. Les femmes russes n’ont pas encore trouvé, tant s’en faut, le chemin des bookmakers.