D’après David Braben, Universal a laissé toute latitude à Frontier Developments pour adapter « Jurassic World » en jeu. Seul impératif : que les dinosaures soient fidèles à ceux du film. / Frontier Developments

Peu de noms comptent davantage que celui de David Braben dans l’industrie du jeu vidéo. Co-créateur du jeu en monde ouvert en 1984 avec Elite, pionnier de la vente de jeux vidéo dématérialisés sur console avec Lost Winds en 2008, il a aussi, avec Elite Dangerous en 2013, décroché l’un des cinq plus gros financements de la plate-forme participative Kickstarter (pour l’époque et pour un jeu vidéo). Accessoirement, le Britannique est aussi l’inventeur du Raspberry Pi, ce mini ordinateur vendu quelques dizaines d’euros.

Il est aussi président de Frontier Developments, société qui s’est notamment fait une spécialité des jeux de gestion de parcs d’attraction. Le dernier né du studio, Jurassic World Evolution, adapté du film éponyme, est disponible depuis le 12 juin. Le lendemain, David Braben était présent sur l’immense stand consacré au jeu dans les travées de l’E3, le salon du jeu vidéo de Los Angeles. Pixels aussi.

Ces derniers jours, les plus gros éditeurs de l’industrie ont multiplié les annonces de jeux sanglants, violents. Vos jeux, eux, creusent un sillon plus tranquille, parlent d’espace, de dinosaures...

David Braben : On voit beaucoup d’imitations. Beaucoup d’entreprises qui, parce que Call of Duty a eu du succès, ont fait des jeux comme Battlefield, Battlefront, mais aussi d’autres jeux similaires qui ont eu moins de succès. Ils coûtent cher, et ne feront qu’une fraction des ventes des jeux qu’ils copient. Je préfère largement tenter quelque chose d’unique. Le nombre de jeux potentiels est infini. On le voit avec les jeux indépendants. On l’a fait avec Lost Winds : de nouvelles mécaniques de jeux, de nouveaux thèmes...

Quand on a fait Elite Dangerous, il n’y avait plus eu aucune simulation spatiale en monde ouvert depuis Freelancer, en 2003. Et il ne s’était pas bien vendu. Ça a fait peur à beaucoup d’éditeurs. On essaye toujours d’aller de l’avant. Je pense que c’est bénéfique pour l’équipe. Et je crois que les gens aussi en ont un peu assez des jeux de tir. Les cas de PlayerUnknown’s Battlegrounds (PUBG) et Fortnite [deux jeux de tir de type « battle royale », c’est-à-dire opposant cent joueurs entre eux] ont montré à quel point ces jeux ont très peu changé ces dix dernières années.

Elite Dangerous Trailer

Jurassic World Evolution est adapté d’un film. Pendant des années, les adaptations étaient quasi systématiquement de mauvais jeux. Qu’est-ce qui a changé ?

On a déjà fait des jeux à licence, comme Disney Adventures. La différence, c’est qu’il y a dix ans, les studios à la recherche de développeurs demandaient à une demi-douzaine d’entreprises combien elles facturaient. Et globalement, le jeu était fait par la société qui demandait le moins d’argent. On finissait avec des jeux vite faits, pas chers, des clones médiocres de jeux existants. C’est en partie pourquoi il n’y a pas eu beaucoup de jeux à licence dernièrement : les studios ne les aiment pas trop parce qu’ils abîment la marque, les développeurs n’aiment pas trop ça non plus, car c’est rarement quelque chose dont on peut être très fier.

J’espère que Jurassic World Evolution restera comme le premier jeu d’une nouvelle génération d’adaptations de films. C’est Universal qui est venu nous voir. Ils avaient vu qu’on avait bonne réputation auprès des joueurs. Quand on a annoncé le jeu, les premiers commentaires, c’était « dieu merci, ce n’est pas un jeu Electronic Arts, ce sera peut-être être un bon jeu ! ». Et puis, nous voulions faire un jeu avec des dinosaures quoi qu’il arrive, ça tombait bien.

Jurassic World Evolution | Announcement Trailer | PS4

Vous n’avez développé aucun jeu pour la Switch de Nintendo, mais il y a dix ans, vous étiez un des principaux supporteurs de la boutique en ligne de la Wii....

On a soutenu la Wii parce que c’était la première console à proposer de la distribution dématérialisée. En 2004 ou 2003, j’ai réalisé à quel point c’était frustrant de travailler avec un éditeur. J’avais une réunion avec notre éditeur, Atari, et une agence externe à qui ils avaient confié le marketing et les relations presse. On devait discuter de Roller Coaster Tycoon 3. Mais le gars d’Atari était en retard, il était bloqué dans les embouteillages. On a commencé sans lui, et j’ai été frappé de voir à quel point la réunion s’est bien passée. Surtout, je me suis rendu compte qu’on aurait pu au final employer directement cette agence de relations presse, sans passer par Atari. Plus tard j’ai découvert que ce n’était pas eux qui finançaient le jeu, qu’ils allaient chercher l’argent ailleurs. Ça m’a paru idiot de continuer à m’encombrer de cet intermédiaire, qui prenait quasiment tout l’argent des bénéfices.

Alors en 2008, on a fait Lost Winds sur Wii, avec douze personnes pendant trois mois, puis une suite en 2009. Ils ont tous les deux très bien marché, ça qui nous a convaincus d’essayer d’autopublier des titres plus ambitieux. Alors quand [la plate-forme de financement participatif] Kickstarter est arrivée, on y a fait financer Elite Dangerous, ça s’est très bien passé, et ça nous a permis de nous autoéditer. Et depuis… Elite Dangerous a très bien marché. L’année fiscale 2017 est celle pendant laquelle il s’est le mieux vendu : qui aurait pu croire que ce serait le cas, quatre ans après sa sortie ?

LostWinds 2: Winter of the Melodias - Official Trailer

Après la distribution numérique ou le financement participatif, quelle est, pour vous, la prochaine évolution du marché ?

Je pense qu’il y a de belles opportunités qui arrivent. Les gens passent de moins en moins de temps devant la télé, et de plus en plus devant leurs jeux. Je suis sûr que vous avez aussi ces programmes de téléréalité… On en a tellement [en Grande-Bretagne], c’est terrible. Mais au fond, c’est quoi la téléréalité ? Des programmes de télévision vaguement interactifs. C’est une extension du média « jeu », et nous avons une grande expertise en la matière. On a quelques idées sur la façon dont ça pourrait marcher : pensez à Celebrity Big Brother ou ce genre de choses, où les gens votent… Je pense que dans les dix prochaines années, ce sera une grande opportunité pour nous. Je pense que la réalité augmentée en est une aussi.

La réalité augmentée (AR) ? Pas la réalité virtuelle (VR) ?

Non. On a investi la VR dès qu’elle est arrivée sur le marché. Elite Dangerous VR était disponible deux ou trois semaines après la mise sur le marché des casques.

Et vous n’y croyez plus ?

Si, si j’y crois toujours ! Je pense que c’est très bien, mais que c’est une niche ! Dans le cadre familial ça ne peut pas marcher. On a des enfants encore plus refermés sur eux-mêmes que lorsqu’ils jouent à des jeux vidéo ! L’AR par contre, c’est vraiment bien. Il y a encore des progrès à faire, et on a besoin que les lunettes soient conçues par Rayban et Gucchi, pas par Microsoft ou Google. Il faut pouvoir les mettre dans le métro sans être en avoir honte. Et pour le moment les gens n’aiment pas trop que vous preniez le métro avec une caméra HD braquée sur eux… Mais ça va changer.

Vous avez des projets qui exploitent l’AR ?

Oui, on a fait pas mal de travail déjà avec Microsoft et son Hololens. Je pense qu’à partir du moment où on a un système avec des verres opaques, on a de la VR. Un jour on aura la possibilité de faire AR et VR avec le même casque, c’est là que la VR décollera. Je veux des verres qui ne m’empêchent pas de voir autour de moi et de boire mon café.

Frontier Developments collabore régulièrement avec Microsoft, que ce soit pour développer des jeux compatibles avec la caméra Kinect (ici « Kinectimals ») ou sur l’Hololens. / Frontier Developments

Depuis le début de l’année en France, aux Etats-Unis aussi, on voit des développeurs se syndiquer. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Pensez-vous que ce soit une bonne chose pour l’industrie ?

En tant qu’industrie, on devrait essayer de faire en sorte que les conditions de travail soient tellement bonnes que personne n’ait envie de se syndiquer. Chez nous, on encourage les gens à se regrouper, à poser des questions, à changer les choses, à avoir leur mot à dire sur la façon dont est gérée l’entreprise. Des syndicats en bonne et due forme peuvent être problématiques parce qu’ils peuvent être mal utilisés : on le voit dans d’autres industries. Je préfère qu’on collabore plutôt qu’on aille à la confrontation. De manière générale, je crois que je suis contre. Parce que je pense qu’on peut résoudre ça plus efficacement sans en passer par là.