Football de village. / DR

Il faut se méfier des clichés. A la maison, une petite isba de bois branlante, c’est Ania qui allume la télévision pour regarder la Coupe du monde de football, et Leonid, son mari, qui suit d’un œil les matchs en préparant le dîner. Ania, 58 ans, est intarissable sur les succès de la Russie dans son Mondial. « Avant, notre équipe était bien plus forte, prévient-elle. Mais c’était l’URSS, alors vous, les étrangers, vous ne la connaissiez pas. On a bien eu Archavine, depuis, mais ce n’est plus pareil. » A côté, sur le petit chemin qui conduit le couple à son potager, Leonid, 57 ans, opine d’un air légèrement ennuyé.

Ania et Leonid dans les rues de Pakhar. / DR

A Pakhar, village de 300 âmes situé à une soixantaine de kilomètres au sud de Samara, l’une des villes hôtes, la vie se résume à beaucoup d’« avant ». Avant, pendant la période soviétique, les gens étaient courtois et plein d’entrain. Le village était bien tenu, vivant. Riche, même. Sa fierté : l’agriculture, et en particulier le sovkhoze Samarski, l’une des fermes collectives les plus performantes de la région pour la production de lait. Pakhar signifie « laboureur » : on est là au cœur de la Russie agricole, loin de la modernité clinquante affichée par les villes hôtes du tournoi. La Gloubinka, disent les Russes, la « Russie profonde ».

Ania et Leonid près de leur potager. / D.R.

Ania est une ancienne du sovkhoze. Pour vingt-cinq ans de bons et loyaux services « sans un jour d’absence », elle reçoit une retraite de 8 600 roubles (118 euros) mensuels. Avec les quelques miettes que touche Leonid en bricolant à droite à gauche, cela fait peu pour vivre. Alors il reste le potager, objet de toutes les attentions du couple, et l’aide que leur procurent leurs trois enfants, tous partis à Samara avec des fortunes diverses.

« Il n’y a pas de travail dans les villages, tranche Olga, 48 ans, vendeuse au magasin sobrement appelé « Magasin ». Les seuls emplois sont à Samara ou sur les installations pétrolières. Les seules voitures que vous voyez ici appartiennent à ceux qui travaillent dans le pétrole. » Olga, elle, touche 9 000 roubles (123 euros), payés au noir.

« Ceux qui ont gardé des vaches n’en ont pas plus de deux ou trois, uniquement pour survivre, explique sa collègue Antonina. Les terres qui avaient été données aux habitants à la fin de l’URSS ont toutes été rachetées par de gros propriétaires qui n’en font rien. » Comme la plupart des habitants que nous avons rencontrés, Olga et Antonina sont, elles, peu sensibles aux charmes du ballon rond. « Qu’est-ce que ça nous apporte ? », peut-on entendre à Samara même. Ici, la question devient rhétorique.

En réalité, le village n’est pas tellement à plaindre. « Il y a bien pire que nous », assurent nombre de ses habitants. Pakhar a en effet accès à l’électricité, au gaz, à l’eau courante. Et les routes ne sont pas en trop mauvais état, une exception qui s’explique par la proximité de grosses entreprises pétrolières mises à contribution du budget régional. L’hiver, quand les potagers et les routes sont enfouis sous la neige, la vie y devient plus rude.

Le lac à l’entrée de Pakhar. / DR

Mais ici, comme dans la quasi-totalité des villages russes, le problème principal reste la démographie. Ania et Leonid sont l’un des rares couples de retraités du village. Le différentiel d’espérance de vie entre les hommes et les femmes – 66 ans contre 77 ans – se fait cruellement sentir à la campagne. Leonid en rigole amèrement : « Le premier jour du Mondial, Poutine a annoncé que l’âge de la retraite serait relevé à 65 ans [63 ans pour les femmes]. Ça m’étonnerait que je vive jusque-là, et c’est sûrement ça le but. »

Dans tout le pays, les villages meurent par centaines, certains peuplés uniquement de femmes âgées. Les subventions offertes par le pouvoir central aux petites entreprises, l’agriculture en essor depuis l’embargo imposé par le Kremlin sur les produits agricoles occidentaux, en réponse aux sanctions, ne suffisent pas à enrayer la saignée. Et la priorité reste donnée au développement des métropoles, au détriment des petites villes et des villages, notamment en matière de transport.

Des enfants venus voir leur famille à Pakhar. / DR

La douceur méridionale de l’été est trompeuse. En plus des tomates rondes et sucrées, elle apporte au village des fournées entières d’enfants et d’adolescents en visite chez leurs grands-parents. Dmitri, 15 ans, vient de Neftegorsk, non loin de là, où l’on trouve « trois feux rouges », le charrie gentiment son copain Roman. Le garçon de 19 ans est l’un des rares « vrais » jeunes du village, même s’il est parti pendant trois ans étudier la mécanique à Samara, dans un lycée technique.

Roman, 19 ans. / DR

Roman, fils d’un chauffeur routier souvent absent, préfère la vie au village mais il a du mal à imaginer là son avenir. « C’est trop pauvre, ici. Les gens n’ont pas de travail, alors beaucoup boivent, y compris des alcools qu’ils font eux-mêmes, nocifs », dit le jeune homme. Lui aussi, pourtant, vante la bonne tenue de ce village qui meurt moins vite que les autres, où l’on a même construit, il y a quelques années, un jardin d’enfants. L’école la plus proche, elle, se trouve dans le village voisin de Prosvet, où se rend tous les jours son cousin Stas, 10 ans, qui veut devenir « milliardaire en euros » mais reconnaît « des problèmes de comportement ».

Des enfants venus voir leur famille à Pakhar. / DR

Roman est un spectateur assidu du Mondial. Suspendu au bon parcours de l’équipe russe, il n’est toutefois pas certain de pouvoir suivre la compétition jusqu’à son terme. Le 30  juin, il est attendu à l’armée, pour son année de service militaire. Le jeune homme, que l’on craint trop bon et trop gentil pour la vie de caserne, n’angoisse pas face à cette échéance, même s’il ignore où il sera envoyé. « En fait, le plus souvent j’oublie que ça va arriver si vite, dit-il en rigolant. Et le foot, ces derniers jours, m’aide à ne pas y penser. »