L’avis du « Monde » – à voir

Ce doit être une toute petite déchirure dans l’espace-temps, de celles qui ne se voient pas, que l’on traverse sans s’en rendre compte. D’autant moins que, de l’autre côté, rien ne sort a priori de l’ordinaire. On est dans un hôtel de police, la nuit. Un officier interroge un témoin, qui est peut-être un suspect. Un nez non averti croira reconnaître le parfum de renfermé, confortable et légèrement toxique de vieux films français, Garde à vue, de Claude Miller, pour n’en citer qu’un. Sauf qu’ici rien ne marche.

A chaque fois qu’on croira retrouver un de ces repères qui vous guident au cinéma – une réplique (le célèbre « bon, on recommence » du policier qui veut user la résistance de son interlocuteur, par exemple) –, le sol se dérobe. Le représentant de la loi conduit son interrogatoire en dépit du bon sens, le suspect fait preuve d’une équanimité surprenante.

Absurde pur

En avançant, la nuit (et elle avance à grands pas, le film est court) dévore le sentiment de familiarité pour laisser le spectateur aux prises avec les mots, les clichés, les acteurs disposés en un ordre qui n’en est plus un. Le dérèglement de mécanismes usuels tourne à la désintégration de toute logique. Ce phénomène agit comme la tache d’encre d’un test de Rorschach : il irrite, inquiète ou fait rire, suivant les dispositions de chacun(e). Ou, pour être plus somatique : comme les noix, l’absurde (le gros mot est lâché), surtout lorsqu’il est pur, comme celui de Quentin Dupieux, suscite des réactions violentes – allergie ou enthousiasme.

Benoît Poelvoorde et Grégoire Ludig dans « Au poste ! », de Quentin Dupieux. / DIAPHANA DISTRIBUTION

Puisque mon système immunitaire m’y autorise, laissez-moi énumérer quelques-uns des plaisirs que peut procurer cette nuit au poste. Marc Fraize, défiguré par un trucage numérique, par exemple, qui fait un policier d’une médiocrité intellectuelle sans fond. Le comique met tant de bonne volonté et d’incompétence (c’est son fonds de commerce) dans l’accomplissement de tâches absurdes qu’il devient en quelques séquences l’incarnation du rouage humain, avant qu’un sort terrible ne s’abatte sur lui.

Délire verbal

Benoît Poelvoorde joue, presque comme dans un film normal, le type qui ne pense qu’à rentrer chez lui. Tout est dans le presque, dans les décalages de rythme ou d’élocution qui ouvrent des abîmes vertigineux dans une surface – l’enquête policière – dont on croyait connaître le moindre accident.

Lire le portrait dans « M » : Benoît Poelvoorde, à souffrir de rire

Alors que Fraize et Poelvoorde ne s’écartent pas beaucoup de registres qu’on leur connaît, l’apparition d’Anaïs Demoustier emperruquée de boucles blondes suscite un instant de stupéfaction qui s’épanouit en un moment de ravissement : plutôt portée jusque-là sur les rôles de jeunes filles sérieuses, l’actrice est ici le miroir du personnage que joue Marc Fraize, une jeune femme trop enthousiaste unie à son partenaire par l’emploi répété des mots « c’est pour ça ».

Quentin Dupieux travaille sur le langage avec une application de dramaturge

Car Quentin Dupieux travaille sur le langage avec une application de dramaturge. Dans l’hôtel de police, les mots tombent comme des cascades dont le cours n’est jamais prévisible. Le témoin-suspect que joue Grégoire Ludig détaille son emploi du temps avec une telle précision que finissent par sauter aux oreilles et aux yeux les absurdités complémentaires de la vie quotidienne et de la fiction policière. Ce délire verbal trouve sa traduction visuelle pendant les flash-back qui ramènent à la soirée qu’a passée le suspect avant son interpellation. Cette fois, c’est le décor de la banalité civile, un immeuble, son parvis, ses petits commerces, qui souligne le manque de sens de l’existence.

Car aussi réceptif que l’on soit à l’humour de Dupieux et de sa troupe, on n’est pas pour autant immunisé contre l’inquiétude qui parcourt Au poste ! La pirouette finale n’y changera rien, on est forcé de se demander si ce non-sens n’est pas finalement beaucoup plus proche de la réalité que bien des documentaires.

AU POSTE - Teaser

Film français de Quentin Dupieux. Avec Benoît Poelvoorde, Grégoire Ludig, Anaïs Demoustier, Marc Fraize (1 h 13). Sur le Web : diaphana.fr/film/au-poste