Richard Florida, à New York, en 2017. / Jaime Hogge

Dans le petit monde de la pensée urbaine, il est un peu une « rock star », aimé ou critiqué, mais connu de tous. L’Américain Richard Florida, professeur à l’université de Toronto, s’est fait connaître grâce à son best-seller prémonitoire, The Rise of the Creative Class (Basic Books, non traduit). Paru en 2002, cet ouvrage raconte le grand mouvement de reconquête des villes américaines par les professions intellectuelles, les artistes, les jeunes actifs, les chercheurs, et l’essor de toute l’économie qui y est associée. Cette ­gentrification a été, selon lui, le moteur de la ­renaissance de nombreuses villes américaines. En 2017, Richard Florida, qui est aussi cofondateur du magazine CityLab, a publié The New ­Urban Crisis (« La Nouvelle Crise urbaine », non traduit). Il y raconte une tout autre histoire.

Les villes américaines ont été au centre de vos travaux de recherche. Quel récit ­faites-vous de leur histoire récente ?

Quand j’étais petit, dans les années 1960 et 1970, les villes américaines étaient en déclin. A Newark (New Jersey), où je vivais, les boutiques, les restaurants, les usines traditionnelles, comme celle de lunettes où travaillait mon père, fermaient. Tous ceux qui le pouvaient – c’est-à-dire toute la classe moyenne, dont je faisais partie – quittaient les villes. On a alors assisté à l’essor des banlieues résidentielles. ­Ensuite, à partir de la fin des années 1990, et surtout pendant les années 2000, de nombreux centres-villes délaissés ont commencé à être ­investis par la « classe créative ». Par les professions intellectuelles, les gays, les artistes… Bref, par tout un mouvement bohème qui a alimenté une nouvelle économie de boutiques, restaurants, de nouveaux services, de festivals, etc. Et qui a permis aux villes de redevenir attractives pour une grande partie de la population. Et je ne parle pas seulement de New York ou de San Francisco. Des villes comme Denver, Philadelphie, Detroit, Pittsburgh sont revenues sur le devant de la scène grâce à cette revitalisation postindustrielle.

Aujourd’hui, vous racontez que les villes sont à nouveau en crise. Quelle forme prend-elle ?

Le problème, c’est que quelques grandes ­métropoles internationales concentrent la ­majorité des richesses, et deviennent de plus en plus inaccessibles. Dans ces villes superstars, l’explosion des prix de l’immobilier chasse peu à peu les artistes, les professions intellectuelles, les créatifs des quartiers qu’ils avaient investis. Mais ce ne sont pas les moins bien lotis, car ceux-ci trouvent souvent d’autres quartiers ­populaires où ils peuvent s’installer. Ce qui est terrifiant, c’est que les policiers, les pompiers, les gens qui travaillent dans des boutiques ou des restaurants, les infirmiers, les artisans, les jardiniers doivent quitter ces grandes villes, devenues trop chères. Et vivre beaucoup plus loin, dans des zones mal desservies par les transports en commun. La nouvelle crise urbaine n’est pas une crise du déclin des villes, comme dans les années 1970. C’est une crise causée par leur succès. Et la conséquence, c’est qu’aux Etats-Unis nous avons d’un côté une petite vingtaine de métropoles superstars, entrées de plain-pied dans l’économie de la connaissance, et de plus en plus riches. Et tout le reste du pays qui plonge et s’appauvrit. La crise urbaine, c’est la crise centrale du capitalisme contemporain.

Les grandes villes européennes font-elles face, selon vous, aux mêmes défis ?

Oui, je crois. A mesure que la gentrification s’accélère, nous assistons à ce que l’essayiste ­Simon Kuper a appelé la « ploutocratisation » des grandes villes. Les métropoles ne sont plus des endroits pour héberger des gens, mais les supports de placements immobiliers peu risqués, réalisés par des personnes ou des entreprises très riches. Et cela va continuer. Pour des supervilles comme Paris, New York ou Londres, nous n’en sommes qu’au début. C’est un problème, car une ville sans diversité, sans ­mélange, cela devient une ville vide, neutre, blanche… Une ville meurt quand elle n’arrive pas à retenir son énergie créative et sa diversité. Le défi de Paris, comme celui de New York, c’est de trouver un modèle de développement ­urbain qui soit plus inclusif, et non pas à l’avantage des plus riches. La grande différence, c’est qu’en Europe, vous avez des gouvernements ­nationaux et locaux qui marchent, et qui ont un sens de l’action publique. Vous avez la possibilité de lancer des politiques dans les domaines des transports, de la construction de logements, des routes, de l’éducation, afin de remédier aux inégalités territoriales. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis. Vous, les Européens, devriez voir ­notre situation comme une alerte, un contre-exemple : ne suivez pas notre voie !

La crise urbaine, c’est donc d’abord celle des villes petites et moyennes, qui meurent petit à petit ?

Oui, c’est certain. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, il y a moins de pauvres dans les grandes métropoles que dans les villes périphériques et dans les zones rurales. C’est là que la crise des opioïdes fait des ravages. C’est là que les emplois disparaissent, à mesure que ferment les zones industrielles et les centres commerciaux. C’est là, où se concentrent toutes les difficultés économiques du pays, que les gens ont voté pour Donald Trump à la dernière élection présidentielle.

Mais le vote Trump, ce ne sont pas seulement les riches et les intellectuels des métropoles contre les classes moins favorisées des zones rurales et périphériques. C’est aussi un clash sur les valeurs. Les citadins, riches ou pauvres, ont tendance à valoriser davantage l’ouverture aux autres, l’accueil des immigrés, la liberté d’être homosexuel, l’égalité entre femmes et hommes… Habiter dans les grandes villes, c’est avoir un mode de vie plus cosmopolite et moins patriarcal qu’ailleurs – plus « européen », quelque part. Le reste du pays, qui subit de plein fouet la crise, se sent aussi menacé par ces nouvelles valeurs.

Vous avez écrit dans « CityLab » que ­certaines zones rurales attirent désormais des jeunes, des créatifs, des intellectuels. Est-ce une nouvelle tendance ?

Oui, c’est un mouvement qu’on observe aux Etats-Unis, mais qui n’est pas complètement nouveau – pensez au petit village de Woodstock qui continue d’attirer beaucoup de jeunes. En raison des prix des loyers dans les grandes villes, de plus en plus de créatifs s’installent dans de petites villes rurales, attirés par leur cadre de vie – il s’y développe une nouvelle économie autour du tourisme vert, de l’art, de la gastronomie… Mais cette évolution ne concernera qu’une ­petite minorité de villes rurales : celles qui ne sont pas trop loin des zones urbaines denses, qui sont bien connectées par les transports, qui se situent dans de belles régions proches d’un lac, de la mer, ou d’une université…

Amazon a lancé une compétition entre les villes nord-américaines pour accueillir son deuxième siège, avec des milliers d’emplois à la clé. Que pensez-vous de cette méthode ?

C’est n’importe quoi. Et c’est un jeu très dangereux. Même les maires les plus progressistes du pays sont en train de se mettre à genoux devant Amazon, et c’est à qui offrira les conditions ­fiscales les plus avantageuses à cette entreprise. Ces maires sacrifient de l’argent qui aurait pu être utilisé pour investir dans les transports ­publics ou dans le logement abordable. En ­Europe, tout le monde crierait au scandale ! Tout cela est grave, car cela mine les fondations de l’action politique, ce que je trouve terrifiant.